La patronat va-t-il abolir le salariat ? Un retour au 19ème siècle…

Le patronat va-t-il abolir le salariat ? Ou, quand la « start-up nation » d’Emmanuel Macron nous renvoie au 19 siècle. Par Thierry Rouquet, membre de L’ardeur, association d’éducation populaire politique.

Le jeudi 10 janvier 2019, la cour d’appel de Paris requalifiait en contrat de travail le lien qui unissait la société Uber à Maximilien Petrovic.

La cour relevait qu’ : « en l’espèce, il ne saurait être utilement contesté que M. Maximilien Petrovic a été contraint pour pouvoir devenir “partenaire” de la société Uber BV et de son application éponyme de s’inscrire au Registre des Métiers et que loin de décider librement de l’organisation de son activité, de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseurs, il a ainsi intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n’existe que grâce à cette plateforme, service de transport à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport, qui sont entièrement régis par la société Uber BV » et donc « qu’un faisceau suffisant d’indices se trouve réuni pour permettre à M. Maximilien Petrovic de caractériser le lien de subordination dans lequel il se trouvait lors de ses connexions à la plateforme Uber et d’ainsi renverser la présomption simple de non-salariat que font peser sur lui les dispositions de l’article L.8221-6 I du code du travail ».

Il est donc établi que c’est la société Uber qui donne les directives, en contrôle l’exécution et sanctionne d’éventuels manquements, définissant ainsi un lien de subordination donnant lieu à un contrat de travail.

Les premières conquêtes de la classe ouvrière

Le contrat de travail est un conquis social obtenu par des luttes ouvrières qu’il convient d’avoir à l’esprit. Il faut pour en mesurer l’importance revenir à la révolution française et ses lois et décrets visant à libéraliser le commerce (n’oublions pas que les Girondins à l’origine de ces lois sont les inspirateurs directs d’Emmanuel Macron) : le décret d’Allarde du 7 mars 1791 supprime les corporations (syndicats corporatistes) et la loi le Chapelier du 14 juin 1791 en proscrit la reformation. C’est le code civil de 1804 qui reformulera le cadre de la production en instituant dans son article 1799 le contrat de louage d’ouvrage : « les maçons, charpentiers, serruriers, et autres ouvriers qui font directement des marchés à prix fait, sont astreints aux règles prescrites dans la présente section : ils sont entrepreneurs dans la partie qu’ils traitent ». Cette liberté laissée à la négociation entre un donneur d’ordres (la soierie à Lyon, le ruban à Saint-Etienne) et un ouvrier pour une rémunération « à la pièce » va engendrer une sous-traitance en cascade. Cette concurrence effrénée à la baisse du prix du travail conduira le 19ème siècle dans une série de révolutions ouvrières : la première interviendra du 27 au 29 juillet 1830 à Paris. Puis, en novembre 1831, les canuts (tisseurs de soie lyonnais) se mettent en grève. Travaillant quinze heures par jour pour un salaire de misère ils s’opposent aux soyeux (leurs donneurs d’ordre dans le louage d’ouvrage) qui refusent d’appliquer le tarif minimum en prétextant de la concurrence internationale et des contraintes du marché (hé oui, déjà !!). Ces années 1830 virent la naissance de nombreuses réflexions autour du monde du travail : c’est Louis Blanc qui publie « l’organisation du travail », c’est Charles Fourier qui propose une nouvelle organisation sociale avec les phalanstères, c’est Jean-Baptiste Godin qui construit le familistère de Guise. Ce sont Alexandre Ledru-Rollin et Alphonse de Lamartine qui en voulant dénoncer les féodalités de l’argent réclament des réformes des structures économiques et sociales. C’est dans cette effervescence politique que la révolution de 1848 fit advenir la seconde République qui accorda, sous la contrainte, une place au monde ouvrier :

  • La revendication par ceux-ci d’un ministère du travail déboucha sur la mise en place d’une commission du travail dite « commission du Luxembourg ». Présidée par Louis Blanc, cette assemblée a été à l’origine d’un projet de loi sur le travail, inspiré de l’ouvrage de son président.
  • Le 2 mars 1848 le gouvernement provisoire de la République rend un décret qui limite à 10 heures par jour la durée du travail des ouvriers dans les ateliers, usines et manufactures. Il convient de noter qu’il s’agit là essentiellement d’un frein au louage d’ouvrage puisque la notion de durée du travail n’a encore aucun sens (la rémunération au temps exige que le donneur d’ordre puisse contrôler le temps passé, aussi en cette fin du 19ème siècle les donneurs d’ordres sont encore peu favorables à cette option). Par ailleurs, ce décret proscrit également le « marchandage », forme la plus extrême du louage d’ouvrage, pratique qui donne lieu à l’exploitation la plus intense de la main d’œuvre via une sous-traitance en cascade. Une illustration de cette pratique nous en est donnée par Zola dans Germinal : Jenlain Maheu, le « marchandeur » est amené à participer aux enchères descendantes à la bougie, qu’organise la direction de la mine pour obtenir l’exploitation d’une veine de charbon, en concurrence avec les autres chefs de « marchandage ». L’ingénieur Negrel laisse tomber les enchères au plus bas chiffre possible. Etienne Lantier, embauché par Maheu (sous-traitance) jurait entre ses dents « alors aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier ». C’est cette pratique du « marchandage » qui fera écrire à Marx dans le capital en 1867 (le salaire aux pièces, VIème section, chapitre XXI) : « l’exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l’exploitation du travailleur par le travailleur ».

La réaction libérale à l’interdiction du « marchandage » ne se fit pas attendre et s’exprima par la voix d’Adolphe Thiers qui publia en 1848 « de la propriété » où il déclarait : « voici pour l’ouvrier de mérite, un moyen certain d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective. Ce moyen est celui du travail à la tâche ou « marchandage », que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli » (un discours qu’Emmanuel Macron peut sans souci endosser). Cet Adolphe Thiers qui fit massacrer en 1871 la Commune de Paris et son organisation proche de l’autogestion ou du communisme.

Les années 1891/1892 peuvent être considérées comme fondatrices d’une véritable administration du travail avec la création en 1891 du conseil supérieur du travail et en 1892 de l’office du travail (qui mène des enquêtes sur la durée du travail, le niveau des rémunérations etc …) ainsi que de l’inspection du travail. Tout au long de cette période se discute la création du ministère du travail. La loi du 2 novembre 1892 interdira le travail des enfants de moins de seize ans. C’est dans ce contexte qu’Emile Durkheim publiera en 1893 « la division du travail social ». C’est en 1898 qu’Arthur Groussier éditera « propositions de code du travail » qui deviendra la base des discussions que lance Alexandre Millerand et qui aboutiront le 28 décembre 1910 à la mise en place du code du travail avec sa pierre angulaire le contrat de travail.

Naissance d’institutions anticapitalistes : l’emploi, les conventions collectives et le salaire

Le code du travail va transformer le donneur d’ordres du contrat de louage d’ouvrage, en employeur ayant des responsabilités dans la mise en œuvre des règles légales. Il ne s’agit pas là d’une mince conquête. A titre d’exemple, citons ce constat d’infraction dressé par un inspecteur du travail à l’encontre du directeur d’un établissement minier en Haute-Loire, au motif qu’y travaillait un enfant mineur après minuit. Le directeur de cette usine, tout notable et maire de sa commune qu’il fut, eut beau arguer que le tâcheron qu’il avait employé avait lui-même engagé cet enfant mineur pour le seconder dans ses tâches nocturnes, la cour de cassation condamna en 1902 ledit directeur aux sanctions nouvellement prévues.

Avec l’instauration du code du travail, les activités productives ne se rapportent plus à des métiers ou à des artisans, mais à l’exercice d’une activité destinée par nature à une personne dénommée « employeur ». Les travailleurs vont donc se distinguer des indépendants dont la rémunération s’effectue à la pièce, à l’ouvrage ou encore, mais plus épisodiquement, au temps. Là où seul le droit commercial régissait les rapports entre ouvrier et donneurs d’ordres, le capitaliste doit devenir employeur, et il n’y aura pas que les ouvriers, mais également les techniciens qui règlent les machines, les ingénieurs qui organisent le travail, qui vont constituer un ensemble qui va se définir de façon unitaire dans son rapport à l’employeur. Alors qu’auparavant, ingénieurs techniciens et ouvriers étaient des mondes qui s’ignoraient totalement, maintenant, ces collectifs vont se constituer en subordination économique à un employeur et vont être le creuset de l’invention du salaire. L’emploi, malgré la subordination qu’il implique, se doit, malgré tout, d’être lu comme une conquête arrachée au patronat.

Quelques années avant la publication du « Capital » Marx donna lecture, le 20 juin 1865, devant le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs d’un texte qu’il concluait ainsi : « Les syndicats ouvriers (Trade-Unions) agissent utilement comme centre de résistance aux empiétements du capital. Leur défaut partiel c’est de faire un usage peu judicieux de la force qu’ils possèdent. Leur défaut général est de se borner à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu d’essayer en même temps de le changer, au lieu de se servir de leurs forces organisées comme d’un levier pour affranchir définitivement la classe ouvrière, c’est-à-dire pour abolir le salariat ». Cette revendication à l’abolition du salariat nous enferme aujourd’hui et nous condamne à l’impuissance face à l’offensive actuelle du patronat.

A preuve, en janvier 2008, François Hurel remettait au secrétaire d’Etat, Hervé Novelli, chargé du « commerce, de l’Artisanat et des PME » son rapport intitulé : « En faveur d’une meilleure reconnaissance du travail indépendant ». Ce rapport sera le fondement de la loi du 4 août 2008, dite « Loi de modernisation de l’économie », portant création du statut de « l’auto-entreprenariat », qui n’est pas autre chose que l’actualisation du « louage d’ouvrage » de 1804. Pour nous renvoyer au 19ème siècle, l’argumentation déployée par le patronat du 21ème siècle va se fonder sur une critique de gauche du salariat. Pour ce faire, en s’appuyant sur ce que Boltanski et Chiapello qualifiaient de « critique artiste » du capitalisme (« le nouvel esprit du capitalisme »), les promoteurs de l’auto-entreprenariat mettront en avant les formes d’aliénations spécifiques que peut produire aujourd’hui la condition salariée, entre une intensification du travail, une progression des rythmes et des contraintes de travail et les nouveaux dispositifs de contrôle. La création d’une auto-entreprise serait alors, selon leur propagande, une façon d’échapper au désenchantement de la vie salariée, de se libérer des pressions et obligations imposées par autrui pour n’accepter que celles définies par soi-même, devenu son propre « patron ». Elle correspondrait ainsi à une forme de réappropriation d’une autodétermination, à une volonté de reprendre en main le travail dont on a été dépossédé, à une possibilité de se réaliser dans une activité. Pour François Hurel, elle est ainsi une réponse aux « demandes croissantes de proximité, d’aspiration à une liberté professionnelle retrouvée ».

Au cours du 19ème siècle, le mot salaire est peu usité, il est un mot « savant », les ouvriers utilisant plutôt le terme de paye. La rémunération capitaliste ne reconnait alors que les besoins dont l’ouvrier est porteur pour exécuter une tâche donnée, ce que Marx traduira par le « prix de la force de travail ». Les deux mots essentiels de la rémunération capitaliste sont alors « tâche » et « besoin ».

Dès ce milieu du 19ème siècle la lutte de classes va consister à sortir le travail et sa rémunération de leurs définitions capitaliste. Une des premières étapes de ce combat va intervenir avec la loi du 25 mars 1919 portant création des conventions collectives. Cette loi définit la convention collective comme une catégorie nouvelle du droit. Vingt années de débats ont permis de surmonter les limites de l’institution syndicale dans l’élaboration d’accords collectifs, à travers une réflexion large sur le contrat de travail. Partant de la grève comme fait majeur du mouvement ouvrier en France, la convention collective introduit le principe d’une représentation élective des travailleurs et confère ainsi une valeur juridique aux accords conclus à l’issue des conflits menés. Cette législation est cependant bien peu contraignante pour les patrons, qui peuvent se soustraire aux accords signés dès qu’ils le souhaitent. Entre 1919 et les années trente, les effets de la crise économique et de la grande dépression de la fin des années vingt se font ressentir et la dynamique de négociations collective va s’étioler. Le rapport Laroque présenté en novembre 1934 devant le Conseil National Economique montre qu’à cette date, seuls 7% des travailleurs sont couverts par une convention collective. Il faudra attendre les grèves (en France, 12000 grèves dont 9000 avec occupation d’usines) et la loi du 24 juin 1936 pour ouvrir un nouveau cadre juridique et légal aux conventions collectives, les rendant obligatoires et généralisant à l’ensemble du salariat les avantages acquis par certains secteurs. Celle de la métallurgie parisienne servira de modèle. Cette reconnaissance des conventions collectives était l’enjeu principal de la lutte menée par la CGT. Dans chacune des branches définies, les postes vont être classés par niveau dans une hiérarchie de qualification et à chacun de ces niveaux correspond un niveau de salaire. Cette reconnaissance des conventions collectives de branches subvertit la rémunération capitaliste en reconnaissant la qualification et donc, à chaque poste de travail sa contribution à la production de valeur économique. S’il ne fallait qu’un exemple afin de percevoir l’importance capitale que revêt cette mise en place des conventions collectives, retenons l’offensive patronale, qui dès le 13 février 1937 pousse Léon Blum à proclamer une pause dans les réformes. Puis, viendront les décrets lois du 12 novembre 1938 (appelés « décrets misère ») proclamés par Edouard Daladier et interdisant toute négociation des salaires. Plus près de nous, le CDI de mission créé par l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 dont la durée est en fait limitée à la réalisation d’une mission ou d’un chantier déterminé est une attaque frontale portée par le patronat et Emmanuel Macron au salaire à la qualification. Cette nouvelle proposition a de curieuses résonnances avec le contrat de louage d’ouvrage.

L’offensive continue de la classe ouvrière, emmenée par la CGT et le parti communiste d’alors, débouchera en 1946 sur la création du « régime général de sécurité sociale ». Le cœur de la sécurité sociale en 1945 est constitué par les allocations familiales. Création patronale à leurs débuts elles seront rendues obligatoires par la loi du 11 mars 1932 du gouvernement Pierre Laval. Ces allocations familiales peuvent, à juste titre et à ce moment-là, être considérées comme une arme patronale contre la hausse des salaires. Elles permettront, en effet, au patronat, en 1936, face aux revendications d’augmentation des salaires de n’en affecter qu’une moitié aux salaires, l’autre moitié, sous forme de cotisations patronales, allant aux caisses d’allocations familiales, gérées par les employeurs. Les ordonnances du 4 octobre 1945 et la loi du 22 août 1946, portées par le ministre du travail Ambroise Croizat, transfèrent l’ensemble de ces caisses au régime général de sécurité sociale, en harmonisent les taux de cotisations et étendent les allocations familiales à l’ensemble de la population. Le taux de cotisation (devenu) unique de 12% en 1945 sera porté en 1948 à 16% du salaire brut. Le montant de la prestation sera calculé en prenant pour base 225 heures du salaire horaire d’un ouvrier spécialisé de la métallurgie. Cette référence affirme le caractère salarial de cette prestation bien qu’elle soit décorrélée de l’occupation d’un emploi.

Mais le projet de régime général de sécurité sociale porté par Ambroise Croizat avait une ambition bien plus large que les seules allocations familiales, en témoignent ses propos, tenus en avril 1946 : « Nous construirons le grand édifice social qui prévoit dans son cadre toutes les améliorations possibles. Il est permis d’envisager que demain la sécurité sociale assurera à tous les hommes et à toutes les femmes une certitude quant à leur possibilité de vie, la prévention des accidents et leur réparation, l’indemnisation de toutes les pertes de travail, tel que le chômage et l’assurance contre tous les risques sociaux. Dans notre projet, nous avons uni toutes les classes de la société. Nous avons essayé de résoudre pour une date la plus proche possible la retraite nationale pour tous les vieux de France. Nous espérons fermement que le principe en sera adopté et que son démarrage sera relativement rapide malgré l’important et long travail de mise en application. (…) Car, et ceci est un des caractères les plus originaux du plan français, celui-ci prévoit la remise complète, entre les mains des assurés eux-mêmes, de la gestion des organismes de sécurité sociale. Rien de grave ne se fera sans la participation active et directe des producteurs eux-mêmes ».

La question centrale n’est pas tant le partage de la richesse (une meilleure répartition de celle-ci !) que son mode de production. Pour le chercheur Bernard Friot, « le régime général de sécurité sociale construit par un salariat unifié, ôte l’initiative à la classe capitaliste, en permettant à la classe ouvrière de se construire, en gérant une part notable de la valeur qu’elle produit (un tiers de la masse salariale dès 1946) afin de l’affecter à une autre pratique du travail ». (« Vaincre Macron », éditions la Dispute). Plus d’un siècle de mobilisations ouvrières sont parvenues à arracher au capitalisme une pratique de la rémunération qui soit autre que le seul « prix de la force de travail » de Marx. L’instauration d’une part socialisée de la richesse crée par le travail, les cotisations sociales, finançant les risques liés à la maladie, la vieillesse, le chômage, construit une forme anticapitaliste du salaire. Poser les pensions de retraite comme la continuation du salaire (et non un différé), et donc la rémunération d’activités effectuées en dehors de l’emploi capitaliste mettant en valeur du capital économique, ne peut être lu que comme une rupture radicale d’avec le récit que tente d’en imposer la bourgeoisie. Et ce, d’autant que lors de son discours d’appel aux élections désignant les administrateurs des caisses en avril 1947, Pierre Laroque le directeur général des assurances sociales, mentionne un autre point essentiel : « Ces caisses (…) sont des instruments de solidarité. Comme telles, elles doivent être gérées par les intéressés eux-mêmes ou par leurs représentants élus qui pourront mieux que quiconque orienter l’emploi des fonds et le fonctionnement même des services dans le sens des désirs des travailleurs ». C’est cette gestion ouvrière des caisses qui permettra de prendre en charge les soins de santé des assurés sociaux tout autant qu’une part prépondérante à la construction des Centres Hospitaliers Universitaires, et cela sans recours à l’épargne ou l’emprunt, ces deux piliers que le discours capitaliste pose comme des incontournables pour la mise en place d’actions massives et de long terme. C’est bien à travers la gestion de cette institution nouvelle qu’est le régime général de sécurité sociale qu’une « classe salariale » se construit de 1946 aux années soixante, en opposition à la classe capitaliste. Code du travail, emploi, conventions collectives et salaire doivent être lus comme des institutions porteuses d’un mouvement réel de sortie du capitalisme.

Quand le patronat d’aujourd’hui revendique de n’être plus qu’un donneur d’ordre

Les mouvements de contestation de la société de la fin des années soixante, début des années soixante-dix, allaient provoquer une réaction violente du patronat. Devant les conquis sociaux des décennies précédentes, droit au chômage, à la retraite, congés maladie, l’idéologue conservateur George Gilder n’hésitera pas à écrire « les pauvres d’aujourd’hui refusent de travailler dur (…) Si les pauvres optent pour l’oisiveté, ce n’est pas par faiblesse morale, mais parce qu’on les paye pour cela ». Argumentation que l’on trouvait déjà formulée en 1786 par Joseph Townsend dans sa « dissertation sur les lois sur les pauvres » : « la faim est une pression paisible, silencieuse et incessante, mais étant le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants ». Après le « compromis fordiste » des trente glorieuses, le patronat va donc engager la bataille pour en finir d’avec sa fonction d’employeur :

  • La bataille engagée par le CNPF (Centre National du Patronat Français), et prolongée avec constance par le MEDEF, au tournant des années soixante-dix, afin de réduire (voire même d’en finir d’avec) les cotisations sociales qu’il renommera « charges sociales », en arguant de la compétitivité des entreprises françaises, et par là même la croissance, est significative de l’enjeu lié à la socialisation des salaires.
  • Depuis deux décennies, le travail indépendant fait un retour en force dans les entreprises présentées comme étant à la pointe de la technologie. Google, Facebook, Amazon, Uber et autres grandes enseignes technologiques de la Silicon Valley emploient maintenant des milliers de contractuels pour s’acquitter de nombreuses tâches. Un porte-parole d’Alphabet, maison mère de Google, peut ainsi déclarer : « Au bout du compte, les travailleurs temporaires, vendeurs et contractuels, constituent une partie importante de la main-d’œuvre, mais ce ne sont pas des employés de Google ». Cette année dans cette entreprise, les contractuels ont dépassé en nombre les employés réguliers pour la première fois en 20 ans d’existence. Selon un rapport publié en 2017 par « Upwork » (une plateforme de freelance) quelque 57,3 millions d’Américains, soit 36% de la population active, seraient désormais des indépendants.
  • Le plus récent avatar de cette offensive patronale s’est déroulé l’an passé, aux Etats-Unis. Le 1er janvier 2020 en Californie a vu l’entrée en vigueur de la loi dite AB5. Selon cette dernière, l’emploi des travailleurs indépendants doit respecter cinq critères clés pour qu’ils puissent être considéré comme « indépendants », autrement ils doivent automatiquement être requalifiés en tant qu’employés. Bien sûr, les plateformes de VTC Uber et Lyft ne respectent pas ces points. C’est pourquoi un juge californien a décidé de poursuivre les deux entreprises en justice pour non-respect de cette loi. Après une première défaite en août, elles ont décidé de faire appel de cette décision, appel qu’elles ont perdu le 22 octobre dernier. Pour les deux entreprises, le dernier recours se trouvait l’adoption de la « proposition 22 », un référendum voté en parallèle des élections américaines. Cette proposition, sponsorisée par les deux leaders du VTC, a finalement été acceptée. Elle garantit flexibilité des horaires et quelques maigres avantages aux travailleurs indépendants, dont un salaire minimum. Ainsi, Uber et Lyft rentrent en conformité avec la loi AB5 sans pour autant avoir à fournir l’ensemble des protections accompagnant l’emploi en Californie. Et si Uber et Lyft concèdent un salaire minimum, ce dernier est calculé uniquement sur la base du « temps engagé », c’est à dire uniquement lorsque le conducteur effectue un trajet ou une livraison. Dans cette affaire, ainsi que le constate Médiapart : « le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. S’il y avait des doutes auparavant, cette victoire de la « Proposition 22 » prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois (…) Des entreprises comme Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart ont consacré 205 millions de dollars à l’effort « Oui à la Proposition 22 » afin de faire passer une législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance-chômage, de conditions de travail sûres et d’autres avantages ».

Pour en revenir au cas français, l’arrêt du 10 janvier 2019 de la cour d’appel de Paris (cité en début d’article) ne venait que confirmer un précédent arrêt de la cour de cassation dans le cas du livreur de « take eat easy » Jérôme Pimot. La cour de cassation désavouait la cour d’appel dans cette affaire : « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; (…) Qu’en statuant comme elle a fait, alors qu’elle constatait, d’une part, que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination, a violé le texte susvisé ».

Dès lors, c’est le modèle des plateformes numériques qui risquerait d’être remis en cause, Jérôme Pimot et Maximilien Petrovic devant dorénavant être considérés comme des salariés de leurs plateformes. Début mars, les prud’hommes auront à statuer sur les demandes de requalification de dix chauffeurs Uber. La presse ne s’y est pas trompé, elle qui titre « le modèle Uber menacé par une décision de la justice française ». Ce modèle économique qui récuse le salariat est mis en danger par ces arrêts.

Mais, c’était compter sans Emmanuel Macron et sa « République en marche » puisque le député Aurélien Taché a déposé, et fait adopter, l’amendement 2027 au projet de loi pour « la liberté de choisir son avenir professionnel ». Cet amendement « vise à définir un cadre responsable pour les relations entre les plateformes de mise en relation par voie électronique et les travailleurs qui les utilisent ». La nouveauté de cet amendement réside dans la tentative du législateur d’exclure le lien de subordination du système des plateformes de mise en relation : « L’établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme dans les matières énumérées aux 1° à 7° du présent article ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs (…) L’autorité administrative peut être sollicitée par les signataires de la charte dans des conditions fixées par décret pour attester de la réalité des conditions fixées à l’alinéa précédent au regard des éléments fournis par les parties signataires et de la réalité des mesures prévues dans la charte ». Il s’agit donc de déposséder le juge judiciaire du pouvoir de déterminer si une situation de fait constitue un contrat de travail et d’offrir une garantie aux plateformes, l’exclusion du lien de subordination, cette fois attesté par une autorité administrative.

La bataille est désormais engagée, les plateformes pouvant compter sur le soutient du chef de l’Etat, héraut de la « start-up-nation ». Sans doute les magistrats, sourcilleux quant à leurs prérogatives, défendront-ils leur pré-carré. En ce sens, l’Interview de Jean-Yves Huglo, doyen de la chambre sociale de la cour de cassation, par « la semaine sociale Lamy » du 21 décembre 2018 est instructive : « la Cour de cassation ne fait pas de politique. Nous statuons sur un pourvoi. Le dossier existait. Nous n’en avons pas profité pour modifier la jurisprudence sur le contrat de travail. Nous sommes restés sur le terrain du Droit. Le dossier a été tranché en plénière de chambre, la formation la plus solennelle de la chambre qui se réunit tous les trimestres. Il n’en reste pas moins que nous sommes la première Cour suprême européenne à avoir statué sur la qualification du contrat liant un livreur à une plateforme numérique. Le législateur peut légiférer mais il a l’obligation de respecter un certain nombre de principes. D’un point de vue constitutionnel, que se passerait-il si on privait ces travailleurs, qui relèvent de la notion de salarié, de droits sociaux fondamentaux et notamment du Préambule de 1946 ? Il y a là une difficulté d’ordre constitutionnel. N’oublions pas le droit européen. La notion de travailleur, je l’ai déjà dit, est définie par l’Union européenne dans certaines directives. Les droits constitutionnel et européen doivent nécessairement encadrer le débat ».

Et, que penser des injonctions, en ce mois de février 2021, de la ministre du travail Elisabeth Borne, pour la mise en télétravail massive des salariés du secteur tertiaire ? Il s’agirait de mesures sanitaires afin d’éviter la propagation du covid nous dit-on. Mais, au-delà du phénomène conjoncturel, il est plus que probable que nous assistions à une formidable accélération d’une mutation capitaliste vers l’industrie digitale. Pouvons-nous penser que le patronat de ces branches d’activités reste indifférent à ces transformations ? De l’ouvrage réalisé au domicile même des employés, la tentation va être grande de proposer à ces salariés le statut d’auto-entrepreneurs si cher à monsieur Macron. Et l’on voit poindre le fantôme de 1804.

Pour conclure, les plateformes numériques de mise en relation souhaitent s’affranchir de ce conquis social qu’est le code du travail et son contrat pour remettre en pratique le contrat de louage d’ouvrage, datant de la fin du 18ème siècle, et sa concurrence effrénée entre les travailleurs. La modernité d’Emmanuel Macron souhaite nous renvoyer plus d’un siècle en arrière. Saurons-nous lire les conquis des 19ème et 20ème siècle comme subversifs du mode de production capitaliste et les prolonger, faute de quoi, l’abolition du salariat sera le fait du patronat ?

 

Partage :
Pour marque-pages : Permaliens.

2 réponses à La patronat va-t-il abolir le salariat ? Un retour au 19ème siècle…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *