Quand les « ennemis de la république » sont les amis de la démocratie ? Par Franck Lepage, membre de L’ardeur, association d’éducation populaire politique.
« La police ne peut pas être raciste puisqu’elle est républicaine » – Sarah El Haïry, secrétaire d’État à la Jeunesse
Il y a six mois, à Poitiers, la Fédération des centres sociaux a confié aux amis de la Boîte sans projet (remarquable association d’éducation populaire basée à Amiens) l’animation d’une journée d’expression pour les « jeunes des quartiers » avec les méthodes d’éducation populaire. Des méthodes qui permettent de s’exprimer réellement et sans langue de bois, de construire sa pensée, d’organiser ses témoignages, de dire vraiment qui on est et ce que l’on ressent, Tous les éducateurs savent d’expérience que ce travail amène les jeunes à parler de la violence de la sélection éducative qui conduit les classes populaires dans l’échec et les classes riches dans les grandes écoles. Il s’agit alors de recueillir avec patience, respect et rigueur cette expression pour l’enrichir d’analyses et élaborer une pensée systémique qui éloigne les explications faciles ou manichéennes. Le tout avant de conclure la journée sur la traditionnelle, inévitable (et saugrenue) « rencontre » avec la ministre, venue entendre les paroles des jeunes. Le thème retenu cette année par la Fédération des centres sociaux était le rapport à la religion. Thème courageux et nécessaire qui nécessite le savoir faire des éducateurs..
Depuis que le ministère de la Jeunesse existe, de grand(e)s bourgeois(e)s qui s’y font nommer n’ont toujours pas compris qu’un ministère de la Jeunesse ce n’est pas un ministère des jeunes à occuper par des loisirs, mais un ministère éducatif de la construction des jeunes comme sujets politiques, un ministère de l’éducation populaire. Tous sacrifient au rituel démagogique qui consiste à « aller à la rencontre des jeunes ». Un peu comme on va au zoo ! « La jeunesse » ça n’existe pas disait le sociologue Pierre Boudieu Quand on parle des « jeunes », nous faisons appel à un imaginaire politique construit en dehors de toute réalité complexe, qui assigne la jeunesse à deux réalités distinctes : il y a la jeunesse de la réussite dans notre système, celle qui est prête à reprendre les rênes, la jeunesse morale engagée dans l’humanitaire, celle qui « se tient bien », qui donne de son temps pour les petits vieux, et qui est qualifiée de « citoyenne ». Et puis il y a les autres : les jeunes pauvres des banlieues, souvent « issus » de la troisième ou quatrième génération d’immigration ouvrière des anciennes colonies, qui sont français jusqu’au bout des ongles mais qui restent assignés quoi qu’ils fassent à une culture et une identité arabe ou africaine, ce que le racisme d’État a l’humour de leur reprocher sous l’accusation de séparatisme ! Cette appellation stupide d’être « issu de l’immigration » n’est rien d’autre que cette assignation à une identité, même lointaine et une fois effacée. Ma mère était née de parents russes immigrés après la révolution…suis-je « issu de l’immigration » ? De quoi êtes vous « issus » ? Qu’est ce qu’être « issu » ?
Etre racisé(e), c’est être ramené(e)/réduit(e)/assigné(e) à cette condition identitaire – quoi qu’on fasse – dans un environnement qui n’en fait pas l’identité « normale », en l’occurrence « la blanchité » au sens où la théoricienne américaine Peggy McIntosh définissait « La théorie du privilège », comme le fait de ne pas se sentir une identité particulière, mais s’autoriser à en attribuer aux autres ! Les jeunes qui témoignaient à Poitiers avoir subi une dizaine de contrôles en une semaine ne racontaient pas autre chose que ce « droit à l’indifférence » qui leur était refusé.
Dans son magnifique film « Mémoires d’immigrés », Yamina Benguigui présente un médecin tout ce qu’il y a de plus français, français né en France, ayant réalisé les dix années d’études de médecine en France, exerçant en France mais… de parents marocains et ayant la mauvaise idée d’avoir un patronyme à consonance marocaine, qui explique qu’il continue de se faire réduire constamment à une identité fantasmatique d’arabe. Il finit par poser la question : « Quand est-ce qu’on devient français dans votre pays ? »
Un système qui désigne constamment l’origine – même lointaine – des personnes comme déterminante de leur position sociale, c’est-à-dire qui les « racise » et les enferme dans leur culture, pour finalement leur reprocher de se conduire comme telles et d’être enfermées dans leur culture est un système qui risque bien de produire chez ces personnes un classique retournement du stigmate : une réaction d’amplification des signes de cette identité. Question de survie pour ces personnes. L’incompréhension paranoïaque des classes moyennes devant le voile ou vis-à-vis des jeunes gens qui décident de s’intéresser à nouveau à la religion de leurs parents ou grands parents ne peut être analysée par les crétins bourgeois que comme le résultat d’une manipulation de puissances étrangères. C’est tellement commode. Aux États-Unis, les immigrants musulmans rejoignent dès la première génération le niveau de vie ou d’éducation des Américains moyens, et parfois le surpassent. En Europe, la probabilité qu’ils restent plus pauvres que la moyenne (même au-delà de la deuxième génération) est bien plus grande… héritage de la colonisation et d’une décolonisation très ambigüe qui, faute d’être traitées, sont devenue toxiques.
Ce jour-là à Poitiers, la grande bourgeoise Sarah El Haïry, vice-présidente du Modem, personnalité politique « issue de la diversité » voire « issue de la bourgeoisie » à laquelle la macronie a confié le strapontin de secrétaire d’État à la jeunesse, fille d’un médecin et d’une chef d’entreprise, ancienne élève du lycée Lyautey à Casablanca (Lyautey, tout un symbole du colonialisme), passée par les classes préparatoires aux grandes écoles et par le séminaire « jeunes » au sein de l’Institut des hautes études de Défense nationale, avait décidément tout pour comprendre les jeunes des quartiers ! On ne pouvait rêver mieux pour entendre les témoignages de ségrégation scolaire, de chômage, de contrôles au faciès et de racisme d’État.…
Sur les questions traitant du droit à porter le voile dans l’espace public, la situation dégénère. La secrétaire d’État est tellement incapable d’entendre les témoignages des jeunes et leurs questions sur les discriminations que la rencontre va tourner au vinaigre. Exprimant violemment son désaccord sur ce qu’elle écoute et refuse d’entendre, elle propose à la salle de… chanter La Marseillaise, qu’elle entonne seule à la consternation générale des quarante adultes et de la centaine de jeunes présent(e)s. Remarquable façon de rappeler les valeurs de la république. Remarquable d’idiotie. Ou disons d’imbécillité (« Absence complète d’intelligence, de compréhension » selon la définition du Larousse). Cerise sur le gâteau, quand elle sort pour parler à la presse, les jeunes qui la rejoignent pour espérer continuer le dialogue se ramassent un contrôle d’identité par la police présente !
On regrette Marie-George Buffet, ministre communiste qui comprenait de quoi les jeunes parlaient quand ils abordaient leur réalité quotidienne. Pour la fin de l’histoire, cette secrétaire d’État pétrie de valeurs républicaines enclenchera une vengeance de bas étage sous la forme d’une inspection générale de la Fédération des centres sociaux, qui en a vu d’autres, et d’une remise en question des subventions à la Boîte sans projet, qui en verra d’autres. Rappelons que l’un des articles de la loi ignoble sur le séparatisme concerne la nécessité de revisiter tous les deux ans les subventions accordées à des associations qui travaillent sur le terrain. Pour vérifier qu’elles sont bien dans les valeurs républicaines ! Et notamment qu’elles n’organisent pas des ateliers en « non-mixité raciale » (oui, vous avez bien lu : raciale ! C’est le mot employé par ceux-là même qui prétendent s’opposer au « racialisme », c’est-à-dire à une « essentialisation » de la race, alors même que le camp d’en face, les décoloniaux et prétendus « islamo-gauchistes » parlent, eux, et avec justesse, de « racisé(e)s », c’est-à-dire de personnes confrontées à un processus de « racisation »).
Selon Wikipédia, « la république est un mode d’organisation d’un pays dans lequel le pouvoir est exercé par des représentants de la population, généralement élus, et où le chef d’état n’est pas héréditaire et n’est pas le seul à détenir le pouvoir ». Si la France d’Emmanuel Macron est une république, alors moi je suis plombier ! Ce qu’on appelle la république est donc un régime de séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). Rien d’autre. Un juge indépendant et inamovible vérifie qu’un gouvernement aux ordres d’un parlement exécute les lois votées par ce parlement des représentants du peuple. C’est tout. La république, ça n’est donc pas une façon de s’habiller à l’école, ça n’est pas une façon de pratiquer une religion, ça n’est pas une façon de parler, ni de se conduire dans une manifestation, ça n’est même pas une façon de penser : on peut être parfaitement raciste et tout à fait républicain ! Depuis quelques temps, ça va même plutôt bien ensemble ! Parti comme c’est, ça va finir par se confondre. Toutes les lois racistes et liberticides sont prises au nom des fameuses « valeurs républicaines », si chères déjà à Manuel Valls et plus généralement à tous les réacs de droite !
La république est l’inverse de la monarchie comme par exemple l’Arabie saoudite, pays qui figure parmi les principaux alliés de la France dans cette partie du monde. Si nous acceptons pareille entorse à nos principes « républicains », c’est parce que le régime de Ryad représente le principal rempart, le principal foyer de résistance aux terroristes islamistes, ne contribuant nullement à les financer ni à les armer ? Si l’on demandait tous les deux ans aux citoyen(ne)s de vérifier que leur gouvernement – notamment dans ses choix géostratégiques – déploie bien tous les moyens pour s’opposer à la propagation du fondamentalisme islamique ?
Petit retour en arrière : il aura fallu attendre 1981 pour voir apparaître en France un phénomène jusque-là réservé aux États-Unis : des émeutes urbaines. Aux Minguettes à Vénissieux, au Mas du Taureau à Vaulx-en-Velin, etc. : on n’avait pas l’habitude en France de voir balancer des frigos du 13e étage sur les voitures de police. Coup de chance pour les pauvres, c’est un gouvernement socialiste qui vient d’être élu, et comme il est forcément très au clair avec la notion de lutte des classes, il va comprendre tout de suite que c’est cela et rien d’autre qui est en train de se manifester dans les quartiers populaires. Raté ! Ça n’est pas un ministère de la lutte des classes que Mitterrand va créer, mais un ministère de la Ville… Eh bien oui, c’est dans les villes que ça se passe. Sans blague ! Comme si la lutte des classes était un problème de passages piétons. On aurait pu tout aussi bien créer un ministère des fenêtres et des portes. Soyons clairs : la notion de ministère de la Ville représente le summum de l’obscénité socialiste.
Quand cette deuxième droite (baptisée ainsi par le sociologue Jean-Pierre Garnier au lendemain de la victoire de 1981) arrive au pouvoir, elle sait d’ores et déjà qu’elle mènera la même politique socio-économique que celle menée par Giscard ou Pompidou (l’alternance sans alternative). La seule façon de se distinguer de la première droite se fera donc sur le terrain sociétal : création de « Touche pas à mon pote » en 1985, diabolisation du Front national, développement de programmes de lutte contre les discriminations, dénonciation massive et radicale des propos de Chirac sur « le bruit et l’odeur », nomination de Pierre Joxe (considéré comme humaniste de gauche) à l’Intérieur (là où la droite a pris l’habitude d’installer Pasqua à cette fonction), etc. Mais ne nous y trompons pas : cet antiracisme est moral et idéel. Il s’agit d’un antiracisme de posture et de discours et non d’un antiracisme matérialiste qui agit, lui, sur les conditions matérielles d’existence des gens (à grand renfort de lois sociales et économiques… ce qu’on appelle par ailleurs la politique) au lieu de se contenter de prétendre agir sur les idées (à grand renfort de propagande et de symboles). Alors qu’elle se définit comme la garante de l’antiracisme, seul barrage à la montée des xénophobies, cette nouvelle droite au pouvoir se met à mener une politique libérale qui devient le terreau fertile au développement d’un racisme structurel. Elle déplace alors habilement la « lutte des classes » vers une pseudo « lutte des races » – en fait une « racialisation » des enjeux politiques et sociaux – qui permet de faire croire que ce n’est pas parce qu’ils sont exploités économiquement, massivement privés d’emplois, de revenus et d’avenir, interdits d’études supérieures par la sélection scolaire, empilés dans des barres et relégués dans des quartiers périphériques, que les prolétaires des années 1980 ont du mal à s’intégrer ! C’est parce qu’ils sont musulmans, arabes, algériens, cap-verdiens, togolais, tunisiens… (mais pas saoudiens ni qatari) bref, africains pauvres du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne, et parce qu’ils ont une autre culture que celle de Jeanne d’Arc, notre schizophrène nationale ! Et puis surtout, parce qu’ils ont une autre religion. Et ça, dans un pays chrétien, ça n’est quand même pas possible. Les valeurs républicaines sont là pour en attester. Le couscous oui, l’islam non !
La « lutte contre les discriminations » tient lieu d’alpha et d’oméga des valeurs républicaines, mais lutter conter les discriminations est une façon de ne pas lutter contre les dominations. Le pouvoir a habilement remplacé le concept de domination par celui de discrimination. Le premier renvoie à une organisation sociale, le second a un comportement moral individuel: « Le racisme, c’est mal ». Il y a même des lycéens ambassadeurs d’un dispositif de l’Union européenne, intitulé « Recognize and respect », qui circulent dans les classes pour lutter contre les discriminations… envers les femmes, les étrangers, les homosexuels, les handicapés, etc. etc. L’Éducation nationale, c’est cette même institution qui maintient 30 % de la population, massivement issue de l’immigration, en dehors des études supérieures, à travers l’organisation du filtre du baccalauréat, et aujourd’hui de Parcours Sup. C’est toute la différence entre un racisme subjectif, individuel, déclaratif, et un racisme systémique. L’école est un des principaux leviers du racisme systémique en France. En revanche, elle lutte contre les discriminations racistes. À partir de quoi, on peut prétendre que l’Éducation nationale n’est pas raciste, et que ce n’est pas de sa faute si les enfants issus de l’immigration, comme le constatait tel autre ministre de l’éducation, lui aussi « issu de la bourgeoisie », sont ceux qui ont les moins bonnes notes aux examens.
Le capitalisme est un système : économique (il organise la production), social (il répartit la richesse) et culturel (il fait adhérer à l’esprit du capitalisme). En tant que système culturel, le capitalisme organise des rapports sociaux hiérarchiques : un rapport social est toujours un rapport de domination d’un groupe social sur un autre groupe social, qui passe par une exploitation économique. C’est pour cela qu’on distingue trois rapports sociaux principaux qui organisent le conflit dans la société : le rapport social de classe, c’est-à-dire l’exploitation économique des pauvres (qui n’ont que leur force de travail) par les riches (qui possèdent les moyens de production et les entreprises) ; le rapport social de sexe, qui permet aux hommes d’exploiter économiquement la classe des femmes pour se libérer du temps pour eux (en 2020, on estime en France à un tiers du PIB, soit 600 milliards d’euros, le travail invisible des femmes au service des hommes) ; et le rapport social de race (à ne pas entendre au sens biologique, mais au sens sociologique de population racisée, c’est-à-dire considérée comme différente, étrangère, inférieure), qui permet à la classe des Européens blancs d’exploiter massivement, en France et dans le monde, la classe des non-Européens moins blancs.
Le ministère « de la ville », qui est en réalité une administration des quartiers pauvres racisés, déversera dans ces quartiers quelques milliards d’euros sans aucun résultat, évidemment puisque le problème n’est pas urbain, il est économique et social. Au passage, quelques grandes entreprises du bâtiment se feront beaucoup d’argent en rasant des tours et en reconstruisant des immeubles dans lesquels les habitants pauvres et les classes populaires ne pourront pas être relogés pour la bonne raison qu’on remplacera les appartements de cinq pièces pour familles nombreuses par des studios, que les prix augmenteront et que ces catégories populaires devront partir plus loin, s’exiler, se rendre invisibles. On remplacera les T5 par des T2 pour foyers fiscaux intéressants, et on appellera cela la mixité sociale, on n’est pas à une ignominie près. On essaiera de faire venir dans ces quartiers quelques profs et autres représentants des classes moyennes, mais aucun élu municipal n’ira y habiter. Les urbanistes feront disparaître les pauvres plutôt que la pauvreté, et tout le monde sera content.
On inventera la « participation des habitants », lamentable simulacre qui consistera à faire accepter par les habitants de ces quartiers les décisions qu’on aura prises pour eux en faisant semblant de les faire participer à des choix parfaitement secondaires, jamais essentiels. Se prononcer sur le nombre de bacs à fleurs de la rue Victor-Hugo ou sur l’opportunité d’installer un ralentisseur en face de l’école Jean-Moulin, mais en aucune façon sur l’implantation d’une grande surface venue anéantir les commerçants locaux, ni sur les choix budgétaires du maire.
On inventera les ZUS, les ZEP, les ZUP, les ZFU, le PNRU et l’ANRU, le CUCS et les GPV… mais surtout on culpabilisera ces populations en les rendant responsables de leur situation et en stigmatisant leur supposé refus de s’intégrer. Alors que le Medef détruit trois millions d’emplois en quelques décennies et délocalise la production en Ukraine ou au Vietnam, on inventera la « cohésion sociale » et le « vivre ensemble » pour stigmatiser encore un peu plus les gens constamment soupçonnés d’un défaut de cohésion, tout cela sous la forme d’un racisme d’État qui ne dira jamais son nom, et dont la dernière ignominie en date sera la loi sur le séparatisme. Le philosophe Alain Badiou rappelle que le capitalisme, accéléré par la dématérialisation informatique, fabrique aujourd’hui – dans sa propre logique – « un excédent de population, un excédent de gens sans avenir, sans aucune raison d’exister ». Et Viviane Forester, dans « L’horreur économique », demande ce que l’on fera de ces gens le jour où le régime cessera d’être démocratique ?
En d’autres termes, un système qui sépare les gens, qui les enferme dans des ghettos, qui les prive de tout espoir d’intégration par le travail, leur reproche de s’enfermer dans des ghettos, de faire du séparatisme, et de ne pas trouver de travail !
Pour la plus grande joie des intellectuels réactionnaires, le voile posé sur la tête de quelques gamines deviendra un sujet inépuisable de ces nouveaux féministes, décidément inquiets de voir reculer l’obligation pour le corps des femmes d’être toujours visible, disponible, scruté à tout moment et en toute circonstance. La figure des classes dangereuses réapparaîtra sous celle du musulman radicalisé, l’islamiste fou sans qu’à aucun moment ne soient sérieusement analysés les ressorts de cette radicalisation. Pour paraphraser Manuel Valls (« Expliquer, c’est déjà un peu excuser »), disons que comprendre le fonctionnement de la météorologie, c’est déjà excuser les tsunamis. Le politologue Gilles Kepel inventera les « musulmans de troisième génération » qui pourraient entraîner le monde dans une effroyable guerre civile. En 2015, Valls Premier ministre parlera d’« apartheid » concernant les banlieues, critiquant un phénomène de ghettoïsation et appelant à plus de mixité sociale. Michel Rocard évoquera « l’architecture criminogène » des grands ensembles… Pour sa part, le député PS Malek Boutih dénoncera la collusion entre certains élus de banlieue et les « islamo-nazis ». Enfin, dernièrement, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal s’attaquera à l’islamo-gauchisme qui gangrène la société. De l’islamo-gauchisme à l’islamo-nazisme, la classe politique a décidément un problème avec l’islam. Ne nous reste plus qu’à attendre des nouvelles de l’islamo-centrisme !
Dans son livre « L’État islamique est une révolution », l’anthropologue franco-américain Scott Atran, spécialiste du terrorisme et directeur de recherche au CNRS, s’inquiète du niveau d’ignorance, de bêtise et d’absence d’analyse des élites politiques françaises face au phénomène de la révolution islamiste, réduite à une simple délinquance de jeunes racailles illettrées et manipulées. Certains jeunes de ces quartiers en savent beaucoup plus sur la situation au Moyen-Orient que la plupart des élus de la république à l’Assemblée nationale. Et ce qui est impossible à considérer, c’est que ces jeunes prolétaires des villes européennes (françaises, anglaises, belges, espagnoles, etc.) qui partent en Syrie ou en Irak défendre ce qu’ils considèrent comme une cause juste, jusqu’au sacrifice de leur vie, y vont avec la même ferveur et avec le même désir, la même croyance et la même conviction de participer à un vaste et ambitieux projet, que les jeunes qui s’enrôlaient dans les brigades internationales pour défendre la république espagnole en 1936. Ce qu’expliquait très bien le sociologue Laurent Bonelli dans un article du Monde Diplomatique, « Des brigadistes aux djihadistes, combattre à l’étranger ». Mais cette image étant trop dérangeante, mieux vaut les traiter comme des racailles, par la répression et le rappel des valeurs républicaines ! Envoyer une grande bourgeoise en tailleur Chanel leur faire chanter La Marseillaise est certainement une bonne idée. Quand elle sera retournée à ses dîners mondains, les associations d’éducation populaire continueront le travail éducatif de terrain, l’exercice lent et minutieux de la conscientisation, qui mobilise des savoir faire éducatifs ô combien importants dont notre classe politique devrait être fière et qu’elle ne cesse de réprimer.
Qu’on se comprenne : le danger d’endoctrinement lié au projet politique islamiste est bien réel, et les enseignant(e)s sont seul(e)s et démuni(e)s face à des élèves qui traitent de « mécréants » des contenus de cours scientifiques ou historiques. Mais c’est précisément cette solitude de l’enseignant(e) qui doit être interrogée. Le travail des associations d’éducation populaire, comme cette initiative de la Fédération nationale des centres sociaux à Poitiers, doit être salué car ce sont ces associations qui s’attaquent au problème sur le terrain où les enseignant(e)s sont dépassé(e)s. Dans son ouvrage de 2008 « La galère, jeunes en survie », le sociologue François Dubet l’écrit : c’est parce que les inégalités ne sont plus expliquées dans les banlieues que les jeunes se tournent vers les formes irrationnelles de la religion. « La galère, c’est l’univers gris, terne, sans cohésion, sans solidarité, sans but que connaissent les jeunes dans les banlieues des grandes villes. Français ou immigrés, ils partagent les mêmes non-valeurs et ne sont unis que par un même sentiment : la rage. Celle qui met le feu aux voitures et des pavés dans les vitrines ». Là où les organisations de la classe ouvrière – JC (Jeunesses communistes), JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne), partis politiques, fédérations d’éducation populaire, etc. – expliquaient le capitalisme et permettaient à chacun de comprendre politiquement sa situation sociale inégalitaire, leur effondrement et leur lâchage par l’État qui les traite comme des adversaires politiques laisse les habitants des quartiers populaires démunis face à leurs difficultés, avec comme seule explication celle d’un échec personnel. Le président l’a dit : il suffit de « traverser la rue », de « travailler pour se payer un costume » et quitter les rangs de « ceux qui ne sont rien ».
Le travail de conscientisation politique que réalisent les éducateurs des associations d’éducation populaire auprès des classes populaires devrait être encouragé, financé, protégé ! C’est un travail subtil et exigeant, complexe, il requiert des qualifications pédagogiques et éducatives que les enseignant(e)s ne maîtrisent pas et ne se voient pas proposées dans leur cursus de formation à l’enseignement d’une matière. Un jeune qui se politise et qui comprend le capitalisme et les dominations qu’il subit ne se tourne pas vers le fanatisme religieux : il le dénonce et le combat. La ministre aurait dû applaudir de voir la Fédération des centres sociaux engager des jeunes dans une réflexion sur la religion, sur la société, sur les dominations à l’œuvre, au lieu de la traiter en ennemis de la république et de lui infliger l’humiliation d’une inspection à charge ! La profonde « bêtise » de la macronie n’est pas seulement un obstacle au travail éducatif de terrain, elle est aussi le terreau d’avancées totalitaires dont la mise au pas de la société civile et la répression de la critique ont toujours été des composantes. Une « bêtise » toute volontaire, en fin de compte : ce gouvernement – à l’image de la classe sociale qu’il incarne – préfère visiblement laisser ces jeunes dans l’état de « déprimé(e)s » (quitte à ouvrir des boulevards aux islamistes radicaux) plutôt que les aider à devenir des « opprimé(e)s », c’est-à-dire des personnes conscientes de leurs oppressions, donc en capacité de mener des luttes pour en sortir et les faire tomber.
La censure avance, et la surveillance des associations telle que promue par la loi sur le séparatisme dénoncée par toutes les associations de défense des droits humains annonce de bien sombres lendemains. Quand le pouvoir invoque les valeurs de la république, c’est pour que les classes populaires se tiennent tranquilles, cessent de réclamer et de revendiquer, acceptent leurs conditions et se comportent de façon « républicaine », c’est-à-dire… « soumise ». Les valeurs de la république sont d’abord celles du capitalisme : « Dérégulation, soumission, répression, inégalités, profits » (à afficher désormais au fronton de nos mairies).
Que des associations d’éducation populaire soient empêchées de faire un travail aussi délicat, aussi rigoureux et aussi éducatif qu’une réflexion sur la religion en dit long sur le recul de nos libertés.
La mise au pas politique des associations de formation (d’éducation populaire entre autres) avait commencé avec le « Datadock » qui imposait de rentrer dans les clous d’une démarche qualité uniformisante et d’une conformité à des normes, donc à des processus, directement issus du monde de l’entreprise privée capitaliste. La possibilité pour les stagiaires de prétendre aux fonds de la formation dépendait de l’attribution du label aux associations formatrices. Celles non-datadockées étaient appelées à disparaître. La loi sur le séparatisme vient compléter ce dispositif par une surveillance des contenus : c’est à la fois un recul par rapport à la loi de 1901 sur la liberté associative et par rapport à la loi de 1905 sur la laïcité. Dans une logique de construction d’un ennemi fantasmatique, l’inspection de la Fédération des centres sociaux, diligentée à la demande de la ministre Sarah El Haïry, s’obnubile de façon suspecte et répétitive sur la présence des musulmans (environ un tiers des participants seulement).
Pour l’athée que je suis, ces trois religions, issues du même tronc et des scissions successives de leurs clergé, enchaînent guerres et catastrophes depuis 2000 ans. Mais il y aurait une erreur à considérer que l’islam est plus dangereux que les deux autres. Dans son ouvrage « La menace américaine », le philosophe américain Théodore Roszak, mort depuis peu, compagnon intellectuel de Chomsky, nous avertissait et nous enjoignait de ne pas nous tromper de lunettes : des trois fondamentalismes qui menacent la paix aujourd’hui, entre les fondamentalistes chiites à Téhéran, les fondamentalistes orthodoxes à Jérusalem et les cinglés évangélistes un peu partout (aux USA, en Amérique du sud, en Europe, en Asie ou en Afrique), le plus grand danger pour le monde aujourd’hui est le fondamentalisme chrétien. Un quart des chrétiens dans le monde !
Alors quand un système (le capitalisme) s’appuyant sur les mêmes stratégies de domination (raciale et patriarcale) que les religions, se donne pour mission de contrôler les croyants, il nous faut nous alerter et comprendre que nous assistons là à une lutte entre dominants dont une fois de plus les individus payent les conséquences. Le capitalisme repose sur un certain nombre de croyances, comme la propriété, le crédit, le dette, etc. Le libéralisme est son intégrisme : un construit assénant qu’un autre possible n’existe pas. L’intégrisme religieux aussi. Empêcher les jeunes de comprendre où se situent leurs croyances et où se situent leurs choix, c’est vouloir imposer une religion contre une autre.
La religion capitaliste, voilà de quoi organiser de passionnantes rencontres de jeunes dans les beaux quartiers et les grandes écoles. On y enverra Sarah El Haïry : elle saura les entendre, elle parle la même langue et saura leur faire chanter La Marseillaise après le Te Deum.
Franck Lepage, islamo-gauchiste ?
Bibliographie :
Communiqué de la Fédération des centres sociaux suite à l’affaire de Poitiers
https://www.boite-sans-projet.org/
Scot Atran – L’Etat islamique est une révolution. Les liens qui libèrent 2016
Alain Badiou – Trump. PUF 2018
Viviane Forester – L’horreur économique Fayard 1996
Théodore Roszak – La menace américaine. 2004 Le cherche midi
Conférences gesticulées :
Sur la question religieuse :
Jean Philippe Smadja – « La décroyance »
Sur la répression associative :
Romain Ladent – « Je ne fais pas de politique, je pose des questions »
Sur la politique de la ville :
David Ropars – « Montplaisir mon cul »
Sur le droit au port du voile :
Hélène Delcourt – « Voile et autres tissus de mensonge »
Sur la laïcité et les valeurs républicaines
Elsie Mégret et Julie Collet – « Ne nous libérez pas, on s’en charge »
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