Tandis que Macron annonce son plan de « sauvetage de la culture », tandis qu’un ancien ministre de la culture déclare « les intermittents du spectacle n’ont pas envie de devenir nounous de colonies de vacances pour réciter les fables de la Fontaine », l’équipe de L’ardeur, association d’éducation populaire politique, s’invite dans le débat : Récupérons la culture !
Si aujourd’hui on prononce le mot « culture », chacun entend « art ». La culture est donc devenue, grâce au ministère du même nom, ce patrimoine chic de référence des gens « cultivés ». Peinture, musique, théâtre, danse… la culture de référence est devenue celle de la classe dominante : un ensemble de productions esthétiques raffinées parfaitement inoffensives et qui ne peuvent plus servir à nous défendre. Or la culture ce n’est pas cela. La culture est l’ensemble des stratégies qu’un individu mobilise pour résister dans la domination. La culture c’est ce qui permet de comprendre le système, et notre place dans le système ! C’est l’explication politique des rapports sociaux, c’est-à-dire l’explication politique des différentes dominations que nous subissons (ou que nous faisons subir) dans les domaines où se règlent nos propres destinés. La culture ouvrière par exemple, ce ne sont pas des ouvriers qui assistent à des spectacles de danse ou fréquentent les musées. La culture ouvrière, c’est le sens commun que s’attribuent des ouvriers en lutte et qu’ils mobilisent dans leur combat contre le capital !
Pour une culture populaire et politique
Replacer la culture sur un terrain politique, ça consiste par exemple à reconnaître que la façon dont le nouveau management, par l’idéologie de la « compétence » dans l’entreprise, nous paralyse et nous exploite à coup de « participation », de « démarche qualité » ou « d’excellence » est un problème culturel. De même, la façon dont l’école « républicaine » sélectionne, hiérarchise et élimine les individus d’une société à partir des matières abstraites (les mathématiques) ou logico-conceptuelles (la philosophie) et ignore les savoirs concrets de la mécanique, du jardinage ou de la maçonnerie, est un problème culturel. Tout autant, la façon dont est organisé le mensonge à propos de « la réduction du coût du travail pour la compétitivité des entreprises », ou de la « la croissance qui crée des emplois », est un ensemble d’énoncés « culturels », c’est-à-dire de représentations idéologiques d’un problème. L’économie ce n’est rien d’autre que de la culture, l’éducation c’est de la culture, le travail social c’est de la culture… à la condition d’entendre culture comme synonyme d’éducation populaire.
Une action d’éducation populaire est une action culturelle en ce sens qu’elle consiste à modifier la représentation d’un problème (le racisme, le chômage, la violence à l’école, le viol…etc) pour en faire apparaître l’effet de système en lien avec une organisation socio- économique générale de la société : le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme…
C’est ainsi qu’un travailleur social qui analyse, à partir de son expérience, la façon dont les gens sont dominés dans des dispositifs, et qui produit du savoir politique à partir de cela, réalise un acte profondément culturel et c’est ce que nous appelons éducation populaire. Il serait encore plus simple de parler d’éducation politique, d’éducation critique ou d’émancipation. Cela ne consiste pas, comme cela est promu par le principe de démocratisation culturelle, à transmettre les valeurs de la bourgeoisie dominante en faisant croire aux gens qu’ils manquent de culture, mais au contraire à fabriquer de la culture, c’est-à-dire de l’explication politique à partir de nos expériences et pour nous défendre en tant que dominés contre les dominants.
L’éducation populaire, c’est le travail de la culture dans la transformation sociale. Culture est ici entendue comme la compréhension politique de la domination, et transformation sociale, comme la visée de résister à cette domination vers toujours plus d’égalité, vers la subversion et le renversement de l’ordre socio-économique établi, et donc vers la révolution…
Pour un éloge de l’amateurisme
Pour récupérer la culture, nous devons faire exploser cette frontière d’une violence et d’une absurdité inouïes entre culturel et socioculturel, professionnels et amateurs, création et apprentissage, diffusion et pratique. Nous nous sommes tellement habitués à l’idée de l’élitisme républicain, de l’exceptionnalité de l’art, de l’excellence et de la rareté du génie, que nous n’en percevons plus leur dimension idéologique : une source de hiérarchie, qui fonde le premier critère d’une société capitaliste. L’art y joue ici exactement le même rôle que le sport : nous faire aimer la hiérarchie, nous faire admettre la supériorité de quelques uns comme étant « naturelle ». Depuis soixante ans, la « culture » est un paradigme droitier en France.
Pourtant, en 1944 la mise à disposition de professionnels (les instructeurs d’éducation populaire) au service des pratiques et non au service d’une œuvre personnelle fonde la naissance d’une direction de l’éducation populaire. En posant à la Libération la pratique culturelle comme un projet politique, la République retrouvée confie à l’État une responsabilité nouvelle dans l’élaboration de l’espace public. La formation culturelle des jeunes adultes fait désormais l’objet d’une politique publique. Ce projet a sa pédagogie : l’éducation populaire. Ses objectifs sont clairs : encourager l’esprit critique des citoyens, abolir ou subvertir la séparation entre ceux qui produisent les représentations symboliques de la société – c’est-à-dire le sens – et ceux qui le reçoivent. Ce dessein restera totalement inabouti…
Dès 1959 la question des amateurs est l’une des pierres d’achoppement du tout nouveau ministère des affaires culturelles. Si l’enrichissement des pratiques amateurs vers les formes les plus exigeantes de l’art, sont les premières préoccupations du ministère de la rue de Valois, en trois ans, de 1959 à 1961, de Gaëtan Picon à Pierre Moinot, puis finalement à Emile-Jean Biasini, cette question est peu à peu altérée, puis purement et simplement abandonnée. Les amateurs sont devenus le repoussoir de la rue de Valois, l’éducation populaire devient le contre-projet. Le ministère des affaires culturelles entend inventer une méthode totalement originale et en faire la démonstration dans ses Maisons de la Culture. Dès 1962, le divorce entre culturels et socioculturels, professionnels et amateurs, création et apprentissage, diffusion et pratique est prononcé. La qualification des amateurs est renvoyée à la seule responsabilité du haut commissariat à la jeunesse et aux sports, mais une frontière désormais étanche les isole de l’action professionnelle.
Alors qu’on attendait une politique culturelle de gauche, en 1981, « super Malraux » s’installe rue de Valois. Quelques années plus tôt, à la faculté de Nancy ce jeune étudiant en droit qui ne savait pas encore qu’il serait un jour ministre « socialiste » de la culture, exposait doctement dans sa thèse « l’État et le Théâtre » l’intérêt politique pour un État de choisir délibérément une conception aristocratique de l’action culturelle plutôt qu’une conception démocratique (Lang, 1971). Dont acte ! Une esthétique d’État se met en place, elle y est toujours.
Le projet de l’éducation populaire s’oppose en tout point à cette vision aristocratique de la culture. La posture politique de l’éducation populaire, au sortir du fascisme, est de rompre avec l’élitisme, et de postuler que tout le monde peut se réclamer d’une discipline d’expression artistique pour peu qu’il en apprenne le fonctionnement et qu’il la pratique. C’est le contraire de la vision romantique/aristocratique du génie, possédant le mystère de l’acte artistique, telle que véhiculée par la conception capitaliste de l’art, et son organisation de la rareté. Cela n’exclut pas le fait que d’aucuns consacrent plus de temps et d’énergie à cela, mais cela élimine l’idée du mystère au profit du simple apprentissage.
Pour les défenseurs de l’éducation populaire que nous sommes, la question subversive par excellence est celle de la pratique par le plus grand nombre, c’est-à-dire par des gens n’ayant pas de légitimité attribuée. Des profanes ! Pour les tenants de l’élitisme et de « l’artiste comme être d’exception », cette idée donne la nausée. Ils pensent tout de suite aux « croûtes » exposées dans des « MJC » par des « amateurs ». Ils pensent « médiocrité » et « populisme », « masses » et « galas de fin d’année en tutus roses d’associations de parents d’élèves ». Le mépris du populaire est ici érigé en politique.
En réponse, il nous revient de démystifier l’acte artistique comme production culturelle et d’ouvrir un droit démocratique à l’acte même de réaliser. Il nous revient de rappeler qu’une politique culturelle de gauche ne peut pas être tournée vers le soutien à la création, mais doit au contraire se déployer sur le soutien à la pratique. Pour le plus grand nombre. Le pouvoir y perd, le peuple y gagne. Penser une politique culturelle de gauche, ça consiste à considérer, dans le champ des pratiques, que « ce n’est pas le résultat final qui compte » mais le parcours d’expérimentation et d’expression qui a été vécu par les personnes dans des actes collectifs à finalité émancipatrice. Ça consiste à établir un rapport, non pas à un public (toujours anonyme et toujours invité à contempler le mystère de la création des autres), mais à une population concrète, identifiée, non-spécialiste, non-compétente et invitée dans cette non-compétence même à investir un champ disciplinaire sans en avoir de titre. Ça consiste à contrario à laisser avec mépris la finalisation esthétique à la bourgeoisie dont c’est l’affaire et à dénoncer le slogan droitier porté par toute une génération de mandarins au lendemain de 68 : « tout le pouvoir aux créateurs ». On en est loin. Le Parti « communiste » est le plus féroce soutien à cette vision de l’art « élitaire pour tous ». C’est dire si le capitalisme peut prospérer tranquille.
Si seuls les spécialistes (professionnels) ont le droit d’aborder un rapport esthétique de soi au monde, alors il y a l’organisation d’une confiscation et de mise à l’écart du peuple hors de l’espace public. Si le peuple n’est plus autorisé à produire du sens et à travailler son rapport politique au monde, mais seuls quelques spécialistes, il y a l’amorce d’une mise à mort du pacte républicain, lequel suppose toujours que les Non-spécialistes produisent le sens (la volonté générale). Leur souveraineté (sauf à vouloir transférer cette dernière du peuple vers les « experts ») est à ce prix.
La conférence gesticulée, un objet de culture populaire
La conférence gesticulée est un acte d’illégitimité radicale. Elle invite toute personne (qui n’a pour seule spécialité que son vécu) à monter sur scène et emprunter à la convention scénique pour témoigner de ce qu’il a compris politiquement de son expérience professionnelle au regard de sa biographie intime. Il s’agit ici d’ouvrir la voix à une transmission, qui n’est jamais autorisée, jamais organisée : la transmission de l’expérience collective que nous emmagasinons au fil de notre expérience. Permettre à autrui d’entrer dans notre subjectivité et d’y atteindre l’universel et donc le politique. Dévoiler les systèmes de domination à l’œuvre tels que nous les avons vécus et rassembler des savoirs utiles pour l’action collective. Cela implique nécessairement qu’une conférence gesticulée soit radicale, c’est-à-dire qu’elle s’attaque à la racine des choses : les rapports sociaux de domination, ce qui fait système dans l’ordre social appelé capitalisme. Quand, en formation de conférenciers gesticulants, nous invitons les stagiaires a développer l’approche structurelle et systémique, à développer une analyse « macro », c’est précisément ceci que nous leur demandons de faire : montrez-nous ce que votre histoire personnelle au sein du champ qui est le votre (professionnel par exemple) raconte du système ! Il s’agit ici d’assigner un sens structurel à nos histoires personnelles et, par cet acte, fabriquer de la culture.
Il existe actuellement près de 500 conférences gesticulées qui contribuent pour chacune à un grand mouvement de récupération de la culture. Des stages de réalisation à la conférence gesticulée sont organisés tout au long de l’année. Des profanes s’y retrouvent pour expérimenter et tâtonner ensemble. Nous dirons, à propos de ces stages, qu’il s’agit d’un dispositif emblématique dont une des fonctions symboliques est de réaffirmer le pacte républicain : « le droit du peuple à… ». L’émancipation est un acte d’autorisation. La conférence gesticulée est une arme donnée au peuple pour s’autoriser. L’émancipation et la transformation sociale deviennent alors nos horizons.
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