Vers une théorie de la conférence gesticulée

Jacqueline 55 ans assistante sociale, Mathieu 25 ans ingénieur, Philippe 40 ans conseiller d’insertion, Pauline 30 ans institutrice, Franck 60 ans éducateur… Ils montent sur une scène, presque vide, presque sans accessoires. Ça se passe bien… Ils sont venus pour ça, ils s’y sont préparés, ils ont franchi le pas et ils ont construit ça… Ils ont vu d’autres conférences alors ils se sont dit : « Moi aussi ! Ce que j’ai compris, peu le savent… » Et puis… ils parlent : anecdotes professionnelles, souvenirs d’enfance, souvenirs de domination, souvenirs de lutte, pensées intimes, indignations, prises de conscience, contradictions, douleurs, joies, espoirs, savoirs théoriques, scientifiques, techniques… Parfois ils chantent, dansent un peu, ou grattent un instrument de musique. Parlent de leur passion : le kayak, le vélo, la marche en montagne… Mais surtout ils expliquent. Patiemment. Méthodiquement. Ils ont choisi quoi expliquer, quoi faire comprendre, ils ont trié dans leur expérience… Ils ont gardé ce qu’il fallait. A la fin ils disent comment ils pensent que le monde devrait être et comment y arriver. Et les gens qui sont venus voir et écouter ça apprennent des choses, réfléchissent, comprennent des choses, reconnaissent des choses. Ils rient, pleurent, se mettent en colère. Mais surtout ils comprennent.

Pourquoi c’est subversif ?

Parce qu’ils s’autorisent à poser une parole publique sur un sujet alors qu’ils ne sont pas légitimés par une instance universitaire ou par le CNRS, mais qu’ils livrent un vécu, de l’intime. Ils viennent avec leur expérience et font état du savoir contenu dans cette expérience. Ils s’autorisent à penser, à produire du sens et de l’analyse politique à partir de leur expérience. Ils posent l’acte de dévoilement d’une domination dans un champ précis au sein duquel ils sont concernés. Ils déconstruisent, ils analysent, ils argumentent, ils réfutent, ils proposent… Ils construisent un point de vue et montrent la façon dont ils ont élaboré ce point de vue. Ils n’exposent pas un problème mais la façon dont ils ont vécu ce problème. Ils donnent à voir et à entendre une théorie incarnée.

Ils récusent ainsi l’idée selon laquelle ce que l’on a éprouvé et compris pendant vingt ans d’activité ne vaut pas grand-chose, n’a pas le statut d’un savoir mais seulement celui méprisé d’« état d’âme ». Ils récusent la hiérarchie des savoir. Les chercheurs autorisés diraient qu’ils déconstruisent l’antagonisme institué entre contenu et forme, entre signifié et signifiant. Ils revendiquent que c’est l’expérience humaine qui est le gisement de savoirs.

Ils n’aiment pas les consensus, ils livrent un parti pris, argumenté, qui permet la contradiction, le débat, la mise en travail des désaccords, et donc l’émancipation collective et la démocratie. Ils s’autorisent à monter sur une scène pour échanger leurs savoirs politiques. Une insolence à prendre la parole sans y avoir été invités. Ils répondent à une société qui nous dit « tais-toi » en permanence, dès l’école. Ils enfreignent cette obligation de silence, de modestie et d’humilité qui est au principe de la domination par le savoir légitime. « Je pense que j’ai quelque chose à dire et que ma parole a de la valeur pour les autres »… Il arrive qu’on les accuse d’égocentrisme, qu’on parle de gesticulations narcissiques… Mais ils ne présentent pas  un « je » centré sur soi, ils font un usage sociologique de l’autobiographie : une expérience individuelle inscrite dans et articulée à un processus historique et une réalité sociale, et qui en témoigne. Ils livrent une intimité pour rendre compte des raisons pour lesquelles cette colère politique les anime, rendre compte du pourquoi de l’engagement. Une subjectivité qui dit le monde et la nécessité de le transformer. Ils lient ce qu’ils ont entendu, vu, ressenti, vécu à des mécanismes, à des causes. En cela, ils fabriquent du politique et font de la politique une activité non spécialisée.

Ils investissent un espace scénique éminemment non autorisé. En contestant la définition dominante de ce qu’est le théâtre, ils récusent que le théâtre soit la propriété privée de ceux qui ont décidé de définir ce qu’est légitimement du théâtre. Ils franchissent le pas de l’éducation populaire. Ils montrent que la « création » appartient à tous et non aux élèves des institutions du théâtre.

De l’individu à la transformation sociale : quand l’intelligence politique des citoyens se met en scène

Aujourd’hui gouverner, ce n’est plus décider à la place des gens, c’est gérer de l’action collective, et faire appel à l’intelligence des citoyens. Dans une société devenue « culturelle » où l’essentiel de la production a lieu dans les services, nous sommes devenus trop intelligents pour ce système mortifère et absurde qu’est le capitalisme et qui continue de parier sur notre bêtise. En continuant de nier notre intelligence, la démocratie représentative se disloque sous nos yeux. Qu’on pense au traité constitutionnel européen et à ce qui a été fait de notre intelligence…

Au moment où chacun perçoit les limites et la fin à moyen terme de ce système, le capitalisme entre dans un régime d’excuses permanent et de trafic du langage. L’appel à la « participation » des habitants (quelle blague !) permet de faire croire que la démocratie elle-même pourrait se ressourcer tout en se laissant attaquer par les puissances privées. Mais l’intelligence politique des citoyens – leur capacité à critiquer et non pas à approuver – n’est jamais requise dans les procédures dites « de participation ». Or la critique est la condition de la démocratie. Quel élu n’en a pas besoin ? Quel élu l’autorise ? La conférence gesticulée incarne cette intelligence des citoyens. Non pas un exposé militant, mais un récit personnel qui illustre et incarne des analyses afin de produire des savoirs utiles pour l’action collective.

Qu’une assistante sociale nous raconte sur scène les conditions de refus de dossier de minimas sociaux, qu’une institutrice nous décrive la folie de l’évaluation à l’éducation nationale ou qu’un conseiller de « mission locale pour l’emploi » nous expose l’absurdité de « l’insertion » des jeunes dans une situation d’absence totale d’emploi… Il se passe alors une effraction politique dans le jeu poli des apparences : un dévoilement des mensonges à l’œuvre dans des politiques publiques d’accompagnement d’une violence économique que l’on a renoncé à combattre.

Proposer à une personne de transformer son expérience personnelle de la domination en un objet politique partageable est un acte d’éducation populaire. Ici l’intime est politique. La rencontre entre des savoirs froids (universitaires) et des savoirs chauds (de l’expérience) ne donne pas un savoir tiède mais un orage ! Savoirs « illégitimes », savoirs populaires, savoirs politiques, savoirs de l’expérience… Savoirs utiles pour de l’action collective… L’idée de la conférence gesticulée est celle d’une transmission, qui n’est JAMAIS autorisée, jamais organisée : la transmission de l’expérience collective (c’est-à-dire politique) que nous emmagasinons au fil de notre expérience. La conférence gesticulée est une arme que le peuple se donne à lui-même.

Reprenons la culture !

Si aujourd’hui on prononce le mot « culture » chacun entend « art ». La culture est donc devenue, grâce au ministère du même nom, ce patrimoine chic de références des gens « cultivés ». Autrement dit, la culture de la classe dominante, un ensemble de productions esthétiques raffinées parfaitement inoffensives et qui ne peuvent plus servir en rien à nous défendre. Or la culture ce n’est pas cela. La culture est l’ensemble des stratégies qu’un individu mobilise pour résister dans la domination : ce qui permet de comprendre le système, et notre place dans le système, c’est-à-dire l’explication politique des différentes dominations que nous subissons ou que nous faisons subir dans le système.

Par exemple la façon dont le nouveau management dans l’entreprise, par l’idéologie de la « compétence », des « ressources humaines », de la « méthodologie de projet » nous paralyse et nous exploite encore mieux à coup de « participation », de « démarche qualité » ou « d’excellence » est un problème culturel : ça utilise du langage et des représentations. La façon dont l’école « républicaine » sélectionne, hiérarchise et élimine les individus d’une société à partir des matières abstraites (les maths) ou logico-conceptuelles (la philo) et élimine les savoirs concrets de la mécanique, du jardinage ou de la maçonnerie, est un problème culturel. La façon dont on nous ment à propos de « la réduction du coût du travail pour la compétitivité des entreprises », ou de « la croissance qui crée des emplois », bref l’ensemble du discours économique est un ensemble d’énoncés culturels, c’est-à-dire de représentations idéologiques d’un problème. L’économie ce n’est rien d’autre que de la culture, le management c’est de la culture, l’éducation c’est de la culture, le travail social c’est de la culture.

Une action d’éducation populaire est une action culturelle en ce sens qu’elle consiste à modifier la représentation d’un problème (le racisme, le chômage, la violence à l’école, le viol, etc.) pour en faire apparaître l’effet de système en lien avec une organisation socio-économique générale de la société : le capitalisme. Le racisme n’est pas un problème moral, c’est une exploitation économique de catégories populaires « racisées » pour les besoins de l’exploitation.

Des lors, un travailleur social qui analyse, à partir de son expérience, la façon dont les gens sont dominés dans des dispositifs, et qui produit du savoir politique à partir de cela, réalise un acte profondément culturel. C’est le principe des conférences gesticulées. Nous appelons cet acte culturel, de l’éducation populaire. Il serait encore plus simple de parler d’éducation politique, d’éducation critique ou d’émancipation. Cela ne consiste pas à transmettre les valeurs de la bourgeoisie dominante en faisant croire aux gens qu’ils manquent de culture (démocratisation culturelle), mais au contraire à fabriquer de la culture, c’est-à-dire de l’explication politique à partir de nos expériences et pour nous défendre, en tant que dominés, contre les dominants.

Cela implique nécessairement qu’une conférence gesticulée soit radicale, c’est-à-dire qu’elle s’attaque à la racine des choses : les rapports sociaux de domination, ce qui fait système, et non qu’elle reste au simple niveau des relations sociales, ce qui se passe entre des individus. Au niveau des relations sociales une conférence sur la parentalité, l’insertion, la prévention, ou le développement durable se contentera de récits d’anecdotes personnelles pour montrer que la parentalité, l’insertion, la prévention, ou le développement durable ça n’est pas si mal que cela mais que ça pourrait marcher mieux si… Une conférence gesticulée s’obligera à montrer ce qui fait système, et notamment système de domination, au sein de l’organisation du capitalisme dans les dispositifs de parentalité, d’insertion, de prévention, ou de développement durable.

L’éducation populaire comme posture d’illégitimité radicale

Nous nous sommes tellement habitués à l’idée de l’élitisme républicain, de l’exceptionalité et du caractère sacré de l’art, de l’excellence et de la rareté du génie, que nous n’en percevons plus la dimension idéologique : une source de hiérarchie, qui fonde le premier critère d’une société capitaliste (hiérarchie, compétition, marchandise). L’art y joue ici exactement le même rôle que le sport : nous faire aimer la hiérarchie, nous faire admettre la supériorité de quelques-uns comme « naturelle ». Depuis cinquante ans, la « culture » est un paradigme droitier en France.

Pour cette raison la question subversive par excellence est celle de la pratique par le plus grand nombre, c’est-à-dire par des gens n’ayant pas de légitimité attribuée. Des profanes ! Pour les tenants de l’élitisme et de l’artiste comme être d’exception, cette idée donne la nausée. Ils pensent tout de suite aux « croûtes » exposées dans des « MJC » par des « amateurs ». Ils pensent « médiocrité » et « populisme », « masses » et « galas de fin d’année » en « tutus roses » d’associations de « parents d’élèves ». Le mépris du populaire est érigé en politique. Si tout le monde s’autorisait à monter sur scène et à prendre la parole, à quoi serviraient nos professionnels de l’art ? Rappelons que le critère d’une marchandise selon Marx est qu’elle est réalisée dans des conditions professionnelles. Les amateurs ne fabriquent pas de marchandises. Ils pratiquent la société. Le capitalisme est d’abord dans nos têtes comme structure culturelle intégrée.

Pourtant, en 1944 la mise à disposition de professionnels au service des pratiques et non au service d’une œuvre personnelle fonde la naissance d’une direction de l’éducation populaire . En posant à la Libération la pratique culturelle comme un projet politique : encourager l’esprit critique des citoyens, abolir ou subvertir la séparation entre ceux qui produisent les représentations symboliques de la société – c’est-à-dire le sens – et ceux qui les reçoivent, la République retrouvée confie à l’Etat une responsabilité nouvelle dans l’élaboration de l’espace public. La formation culturelle des jeunes adultes fait désormais l’objet d’une politique publique. Ce projet a sa pédagogie – l’éducation populaire. Cette responsabilité impose à l’Etat une obligation de réalisation d’ordre constitutionnel, pour laquelle est institué un corps : les conseillers d’éducation populaire.

A la fin des années soixante-dix, l’idéologie d’un progrès culturel lié au progrès économique et social de la société industrielle selon laquelle l’accroissement indéfini des capacités culturelles d’une population accompagnerait ou précéderait une amélioration indéfinie de leur condition sociale et économique, entre en crise. Si dans les années cinquante, il faut multiplier l’offre culturelle, à la fin des années quatre-vingt, en revanche, la multiplication de l’offre culturelle n’a plus d’autre sens que celui de soutenir artificiellement des professions artistiques dont la production n’atteint ni ne concerne la majorité de la population.

La crise de cette idéologie de l’offre culturelle qui avait présidé à la création d’un ministère de la culture à la fin des années cinquante, repositionne paradoxalement l’éducation populaire, c’est-à-dire un ensemble de procédures culturelles permettant à des individus d’attribuer du sens à leur situation. Plus simplement de comprendre et d’analyser leur situation dans une société que l’on dit dans une soit-disante « crise » (quelle blague !), laquelle crise dure depuis quarante ans et ressemble plus à une justification culturelle d’une exploitation de plus en plus féroce dans le quatrième pays le plus riche du monde : la France.

Avec 47 % des actifs en situation fragile selon le rapport du CERC de 1995, le rapport au travail et au loisir change fortement. L’éducation populaire comme dimension culturelle du mouvement social suppose la maîtrise renforcée d’outils d’expression, d’analyse et de régulation sociale, au nombre desquels l’art, pour peu qu’il soit envisagé comme capacité de métaphoriser un rapport social, reste un vecteur valable.

Dans la société majoritairement industrielle de l’après guerre, il était possible de laisser la définition du sens du travail à d’autres et de participer à l’épanouissement des personnes hors du temps travaillé. Jean Vilar ne s’attaquait pas au management ! Dans la société massivement « tertiaire » d’aujourd’hui, où l’extension des emplois de service suppose une capacité culturelle accrue, et où le chantage à l’emploi est un levier de domination (tais-toi !), le problème n’est plus de « récupérer » après l’usine, mais de comprendre la place que l’on occupe dans un rapport social. Avec « la crise » comme nouveau paradigme de l’action publique, il ne s’est plus agi de s’intégrer à une société que l’on pouvait éventuellement contester, mais de s’insérer dans un ensemble dans lequel il n’y aurait plus de place pour tout le monde. D’une société où il n’y avait pas assez de culture, nous sommes passés à une société où il y en a « trop » par rapport à ce que le marché du travail nous permet d’utiliser.

Par « éducation populaire », nous entendons la dimension culturelle du mouvement social, c’est-à-dire effectivement l’ensemble des procédures d’attribution de sens dont les individus ou les groupes se dotent, dans un rapport social donné. Il n’y a pas dans ce pays de politique « culturelle » s’agissant de la pratique par une population des disciplines artistiques. Le ministère de la culture ne s’y intéresse pas, et le ministère de la Jeunesse et des Sports qui a perdu sa propre histoire, cherchera ailleurs le terrain de sa mission… dans l’adaptabilité des jeunes au marché capitaliste du travail (défi jeune, envie d’agir, mobilité, etc.).

L’éducation populaire est d’abord cette pratique par une population d’un certain nombre de champs d’activités dans l’ordre global de la culture (y compris le sport). Le propos de l’éducation populaire est d’établir un rapport – non pas à un public (toujours anonyme et toujours invité à contempler le mystère de la création des autres), mais à une population concrète, identifiée, non-spécialiste et pourtant compétente et invitée à s’autoriser d’un champ disciplinaire sans en avoir de titre.

Le ministère de la culture organise l’accès à l’œuvre d’art réalisée, quand l’éducation populaire ouvre un droit à l’acte même de réaliser. L’éducation populaire démystifie l’acte artistique comme production culturelle.

Si seuls les spécialistes (professionnels) ont le droit d’aborder un rapport esthétique de soi au monde (condition d’un rapport politique au monde), alors il y a l’organisation d’une confiscation et la mise à l’écart du peuple hors de l’espace public. Si le peuple n’est plus autorisé à produire du sens, mais seuls quelques spécialistes, il y a l’amorce d’une mise à mort du pacte républicain, lequel suppose toujours que les non-spécialistes produisent le sens (la volonté générale). Leur souveraineté (sauf à vouloir transférer cette dernière du peuple vers les « experts ») est à ce prix. La conférence gesticulée se pose comme lieu symbolique par excellence de cette mise en œuvre : le non-spécialiste, celui qui n’a d’autre spécialité que son vécu, y est invité à faire acte de production culturelle, à désigner du sens.  Nous disons qu’il s’agit d’un dispositif emblématique dont une des fonctions est de réaffirmer la souveraineté du peuple : notre souveraineté !

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