Franck Lepage, éducateur populaire gesticulant – Article Le Monde – 17 novembre 2018

Quand Franck Lepage était enfant, il n’apprenait pas ses leçons. Mais il avait compris que, pour s’en sortir, il fallait montrer qu’on aimait l’école – ou le faire croire. Vint le moment du bac. Pour l’épreuve écrite de français – il est en section littéraire –, il triche. « Du fait que mes parents m’obligent à lire dans ma chambre plutôt qu’aller jouer au foot avec les potes de mon HLM, j’avais fini par repérer qu’il n’y a que trois sujets dans la littérature française : l’amour, la mort, la nature. » Avant l’épreuve, il rédige trois introductions brillantes, une pour chaque thème, et les apprend par cœur. « J’ai eu 18, en coefficient 6. C’est comme ça que j’ai eu le bac avec la fameuse mention qui permet d’aller jouer avec les nobles », conclut-il.

Mais peut-on croire tout à fait un tel conteur d’histoires ? Un homme qui a réussi en quelques années à imposer partout en France un nouveau genre d’expression politique, baptisé un soir de rigolade la « conférence gesticulée » ? Une forme singulière de spectacle qui vient même d’avoir les honneurs d’une scène nationale, La Ferme du Buisson, à Noisiel (Seine-et-Marne), et s’inspire directement des principes de l’éducation populaire : un concept né des Lumières et renforcé à la Libération, qui entend promouvoir les savoirs de tous, par tous et pour tous.

Des anti-TED, en quelque sorte

Faire une conférence gesticulée, cela consiste à parler de soi, seul sur une scène sans décor. Mais pas n’importe comment. Que le « gesticulant » soit paysan ou technicien, avocate ou aide-soignante, son témoignage a été consciencieusement travaillé en amont. Son récit interroge toujours les mécanismes de la domination sociale, et sa dramaturgie prend la forme d’un message politique.

Quelque chose entre le récit de vie, le militantisme et le stand-up ? Franck Lepage préfère évoquer « le partage de ce qu’on a compris, tel qu’on l’a compris, là où on l’a compris », dans un but « d’émancipation et de lutte contre la domination d’un capitalisme toujours plus cynique ». Les conférences qu’organise L’Ardeur, coopérative d’éducation populaire dont il est cofondateur, peuvent durer une heure, deux heures, parfois plus. Des anti-TED, en quelque sorte.

Pas de quoi effaroucher le directeur de La Ferme du Buisson, Vincent Eches, qui a monté du 12 au 14 octobre le festival Debout les mots ! – soit un échantillon des meilleures productions de L’Ardeur. Ce fut un succès. « La force et la beauté de cette forme de représentation tiennent beaucoup à la juxtaposition de son “contenu froid” – le savoir théorique – et de son contenu “chaud” – la relation intime de la personne à son sujet. Ces gens ont tous un rapport très fort à leur métier : l’identification et l’émotion fonctionnent donc très bien », détaille Vincent Eches.

Une émotion qui affleure également dès que l’on interroge les conférenciers sur l’homme qui leur a permis de vivre cette expérience hors du commun.

Elisabeth Fery, ancienne aide-soignante à l’AP-HP : « Franck Lepage m’a donné une légitimité, il m’a permis de remarcher dans mes pas. » Claire Caron, conseillère d’orientation : « L’aventure m’a offert des rencontres précieuses, des moments collectifs magnifiques. Cela m’a réconciliée avec moi-même. » Régine Mary, devenue spécialiste des normes industrielles : « Franck a un vrai talent pour nous faire aller au bout de notre sujet, pour nous faire comprendre les rouages de notre servitude volontaire. »

Un gourou ? Ceux qui passent par L’Ardeur, le plus souvent de fortes têtes rompues au militantisme, ne sont pas du genre à se laisser manipuler. Un humoriste, alors ? On rit beaucoup à ses propres conférences (toutes visibles sur YouTube), mais il réfute le terme avec vigueur. « Je suis un éducateur populaire, point barre. »

Quand il ne sillonne pas la France, cet homme apparemment doté d’une solide aptitude pour libérer l’imaginaire politique habite un ancien moulin qu’il a retapé dans le Finistère, non loin des monts d’Arrée où il s’adonne au parapente, son sport favori. A 64 ans tout rond (il est né un 17 novembre), il entretient son jardin, porte le cheveu long et le verbe haut. Mais n’entend pas prendre toute la lumière. Notre entretien terminé, il envoie un SMS : « Insistez bien, surtout : les conférences gesticulées, ce n’est pas Franck Lepage, c’est un mouvement. »

Un collectif porté par un groupe discret mais dynamique, à l’enthousiasme communicatif. Les conférences déjà rodées (plus de 250 à ce jour) sont réclamées par des partis politiques, des syndicats, des comités d’entreprise ; L’Ardeur accompagne chaque année des dizaines de personnes dans la production de nouveaux récits ; d’autres coopératives (La Trouvaille à Rennes, L’Engrenage à Tours, L’Orage à Grenoble, etc.) s’y essayent à leur tour… Il s’agit bien d’un mouvement.

Étrille la culture « avec un grand Q »

Franck Lepage n’a pas toujours cultivé son potager en Bretagne. Après un bref passage à Sciences Po (où il devient « immédiatement mauvais élève »), c’est à la fac expérimentale de Vincennes qu’il s’initie, dans les années 1970, à l’animation socio-culturelle – laquelle, dans ce haut lieu des utopies libertaires, est présentée comme « la remise en cause de toutes les institutions du capitalisme ».

En 1988, il rejoint la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, où il deviendra directeur des programmes. C’est là qu’il va, peu à peu, cesser de croire à cette « religion de gauche qu’on appelle la démocratisation culturelle ». De cette désillusion, il fera, en 2005, la matière de sa première conférence gesticulée, Incultures (plus de 600 représentations à ce jour).

Un récit fleuve et souvent jubilatoire dans lequel il étrille la culture « avec un grand Q » et raconte comment il fut soudain, un jour en parapente, rattrapé par Bourdieu : la culture sert à reproduire les rapports sociaux, voire à confirmer l’écart entre les riches et les pauvres. Deux ans plus tard, en 2007, il crée avec une poignée de comparses la coopérative ouvrière de production (SCOP) Le Pavé (auto-dissout en 2014), qui sera le creuset de l’aventure actuelle.

Alexia Morvan, post-doctorante en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII, a consacré sa thèse à analyser les forces et faiblesses de l’expérience d’éducation populaire politique que fut Le Pavé. « Il s’agissait de critiquer la confiscation des savoirs par des experts, fussent-ils militants », explique-t-elle dans un article récemment publié dans la revue Agora débats-jeunesses (2017/2, n° 76).

Plus subversif et plus courageux

Visant à l’analyse collective des « situations limites » auxquelles étaient arrivés dans leur métier certains de ses membres, la coopérative encourageait l’exercice politique par la pratique des récits de vie, en empruntant la méthode « petite histoire-grande histoire » à l’écrivain engagé Ricardo Montserrat.

Alexia Morvan précise : « Un atelier collectif de récits, réalisé à partir d’un temps d’écriture individuel, où chacun raconte les évènements marquants de son histoire personnelle et de la “grande” histoire », dans le but d’apprendre, à travers ces récits existentiels, « quelque chose des processus de domination, d’émancipation et de politisation ». Un procédé très proche de celui utilisé pour préparer les conférences gesticulées – au détail près qu’il s’agit cette fois de partager son expérience sur la scène. Plus subversif, donc. Et plus courageux.

« Neuf fois sur dix, les volontaires arrivent à un moment de rupture ou de basculement, en éprouvant une nécessité personnelle à transmettre ce qu’ils ont vécu », précise Franck Lepage. A l’exception notable de l’économiste et sociologue Bernard Friot, auteur d’une conférence sur le salaire à vie, ceux qui se livrent à l’exercice sont dans leur immense majorité de parfaits inconnus.

Et le public en redemande. « Même s’il se raconte des choses assez dures sur l’état du monde et de la société, les gens en ressortent avec une dose d’optimisme et d’énergie pour agir », confirme Vincent Eches. Quant aux conférenciers, il n’est pas rare qu’ils éprouvent le besoin de transmettre plus largement ce qui, souvent, les a transformés, en animant à leur tour des stages de formation. Les « gesticulants » se multiplient, et entendent le faire savoir.

Article de Catherine Vincent

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