Appelons un chat un chat et nous pourrons résister. Essai de réflexion en miroir

Appelons un chat un chat et nous pourrons résister. Essai de réflexion en miroir. Par Franck Lepage, membre de L’ardeur, association d’éducation populaire politique et Laëtitia Degouys, conférencière gesticulante et formatrice en travail social. Dans Sociographe 2022/4 (N° hors-série 15), pages 61 à 71 .

Projet participatif, flexibilité, innovation, qualité de vie au travail, rentabilité, projet, mutualiser, optimiser, cohésion, économie d’échelle…
Et donc on s’est rendu compte que tout le monde souffrait.
Qu’est-ce qui se passe dans les ateliers de désintoxication ?
On vérifie collectivement qu’on n’est pas dupes, et ça crée une force terrible.

I – La qualité nous appartient par Franck Lepage

Dans les années 1980 sont apparus dans l’univers des services publics des éléments de langage importés de l’entreprise privée et du new public management, comme la démarche qualité, processus industriel appliqué à l’action publique (éducative, culturelle, sociale, de santé, etc.) pour la standardiser en vue de sa privatisation. Si tant est que nous souhaitions résister à cette marchandisation généralisée – processus imposé in fine dans le traité constitutionnel de l’Union Européenne – il nous faudrait tracer des pistes de résistance à ce type de langage.

Ce qui se tapit sous l’intitulé pervers de « qualité » relève rien moins que d’un projet de société, une idéologie globale qui se dissimule sous l’apparence anodine d’un processus d’organisation. On ne peut pas comprendre la démarche qualité si on ne la regarde pas au sein d’un projet de société global. Observée par le petit bout de la lorgnette, déconnectée de son environnement idéologique, elle se présentera toujours comme une banale stratégie d’amélioration de l’organisation, échappant de ce fait à toute tentative critique. Avoir une compréhension globale du projet en question est donc une première difficulté à affronter pour contrecarrer la démarche qualité. Une deuxième difficulté tient à ce que cette idéologie a développé des « éléments de langage » dont la fonction est de paralyser la critique, d’inhiber l’initiative et d’en finir avec la notion de métier. Et ce langage est exclusivement positif pour ne plus pouvoir nommer la négativité de la démarche idéologique en question.

Pour Jean Paul Fitoussi, « C’est une violence que d’être privé d’un concept pour exprimer sa pensée (…) lorsque les mots pour le dire manquent, eh bien on ne le dit pas ou bien on dit autre chose que ce que l’on voulait dire. (…) précisément, le vocabulaire a été appauvri pour nous interdire de penser autrement. (…) Il ne sera alors que deux issues : soit le glissement vers une tyrannie, soit la restitution des mots effacés. » (Fitoussi, 2020, p. 5).

Pour prendre un simple exemple – selon que l’on comprend ou non la mutation à l’œuvre depuis les années de la contre-révolution néolibérale, (les années 1980) le terme de collaborateur désormais appliqué à un(e) subordonné(e), sera vécu soit comme une revalorisation symbolique encourageant un esprit d’équipe, soit comme une invisibilisation perverse du lien de subordination, permettant la décharge de responsabilité de la hiérarchie vers l’exécutant. On voit bien que ce langage – selon qu’on a une compréhension politique ou pas – trace une frontière entre ceux qui s’y soumettent et y succombent et ceux qui en perçoivent la perversité. Car tout le monde a envie d’être un collaborateur plutôt qu’un exécutant et chacun souhaite investir sa culture et son imagination dans son travail pour cette raison que le travail est aussi un lieu de la réalisation de soi. Or c’est précisément l’effet de la démarche qualité de transformer tout un chacun en un simple exécutant de protocoles définis en amont comme les meilleurs choix d’organisation possibles !!! L’injonction paradoxale est savoureuse : « sois un acteur de ton métier sans jamais t’éloigner des protocoles stricts tracés pour ton bien » ! Savoureuse ou criminelle ?

Le fantasme de rationaliser le travail social, comme on a pu rationaliser le travail industriel sur les chaînes de production, est un fantasme de rationalisation de l’humain tout court. C’est donc un processus profondément anti-humain ! L’humain étant par essence ce qui résiste à l’industrialisation des processus sociaux. « Les dévastations qu’occasionne le management moderne en toute tranquillité et en toute impunité (…). Les dispositifs de gestion, l’idéologie gestionnaire, la mode managériale, ne se limitent pas à créer du mal-être au travail ; ils participent aussi et surtout du corsetage des imaginaires, (…) d’une sorte d’écrasement des intelligences individuelles et collectives. » (Herreros, préface à Vandevelde-Rougale, 202, p. 9).

Au milieu des années 1980, des ministères ont subitement mis fin aux subventions de fonctionnement pour les convertir en subventions de projets : on ne paie plus que l’action, et pas les personnes chargées de l’action. L’État français qui jusque-là assurait la pérennité de l’existence salariale d’intervenants reconnus par leur qualification et pour la qualité de leur travail (qualité réévaluée ex-post), considère désormais ces intervenants comme des parias surnuméraires, des parasites qui détournent en fonctionnement l’argent qui doit servir à l’action. Sommet d’absurdité, ce raisonnement qui fait semblant d’ignorer qu’il faut des salariés pour mener les actions, s’inscrit en réalité dans une idéologie anti service public qui fait de chaque fonctionnaire un inutile fainéant. Mc Kinsey ferait mieux, à n’en pas douter, « sous couvert de modernité, de souplesse, d’agilité, de performance, d’inventivité, de créativité, de reconnaissance de la compétence et du mérite, de la pratique permanente de l’évaluation, la pensée gestionnaire installe au creux de toutes les organisations de travail, qu’elles soient publiques ou privées, des formes de rapports sociaux de moins en moins VISIBLES. » (Herreros, préface à Vandevelde-Rougale, 2021, p. 10).

Lorsque de guerre lasse, ou mystifiés par un langage pseudo moderne, les professionnels renoncent à questionner les termes gestionnaires de benchmarking, d’indicateurs de performances, d’évaluation à 360°, de référentiels de compétences, de savoir-être, d’efficience, de transparence, d’amélioration continue, de mutualisation, de gouvernance, de conventions pluriannuelles d’objectifs et de moyens, etc, c’est que le psychovirus est installé et que les imaginaires ont été soumis.

En 1968, dans un livre au titre prophétique – L’homme unidimensionnel – le philosophe Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrions bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurions bientôt plus de mots pour le désigner négativement. Trente ans plus tard, le capitalisme s’appelle développement, la domination s’appelle partenariat, l’exploitation s’appelle gestion des ressources humaines et l’aliénation s’appelle projet. Des mots qui ne permettent plus de penser la réalité mais simplement de nous y adapter en l’approuvant à l’infini. Des concepts opérationnels qui nous font désirer le nouvel esprit du capitalisme même quand nous pensons naïvement le combattre… Georges Orwell ne s’était pas trompé de date ; nous avons failli avoir en 1984 un « ministère de l’intelligence ». Assignés à la positivité, désormais, comme le prévoyait Guy Debord dans La société du spectacle : « Tout ce qui est bon apparaît, tout ce qui apparaît est bon. » (Debord, 1967).

Et comme le pouvoir managérial est construit conjointement par celui qui l’énonce et celui qui l’entend (et le valide en s’y soumettant), secouer cette gangue d’oppression langagière suppose donc plusieurs infractions. Nous en retiendrons quatre.

1 – Utiliser à nouveau des mots que l’on avait pourtant retirés de la circulation, et en particulier les catégories simples du marxisme permettant de visibiliser à nouveau les rapports sociaux : domination, aliénation, exploitation, oppression, etc. Des mots qui permettent de penser des processus, et non plus seulement de désigner des états ! Dans les années précédant la contre-révolution néolibérale, les travailleurs sociaux parlaient couramment des exploités, un mot très embêtant pour le pouvoir puisque qu’il invite à penser la situation de la personne comme le résultat d’un processus : l’exploitation. Si cette femme-là qui touche 75 % du SMIC en horaires décalés pour faire des ménages pour une société de service est exploitée, c’est donc qu’il y a un exploiteur quelque part ! Le pouvoir nous aura fait comprendre, que ça serait bien dorénavant d’appeler ces gens-là des défavorisés. Il s’agit bien de la même personne, dans la même situation… mais dans un cas, elle a été exploitée par quelqu’un, dans l’autre, elle-n’a-pas-eu-de-chance ! Son manque de chance n’est pas une raison sérieuse de s’attaquer au Medef ! Que peut-on faire, à part compatir et essayer de l’aider un peu en la mettant dans un dispositif d’aide aux malchanceux ? Défavorisé, c’est un état. Il n’y a pas de défavoriseur en langue française, et la sociologie parle alors de naturalisation des rapports sociaux. Faire passer un rapport social de domination pour un phénomène naturel. Évidemment le pouvoir sait que le travailleur social ne va pas envisager son intervention de la même manière s’il pense s’adresser à une personne victime d’un exploiteur, ou à quelqu’un qui n’a pas eu de chance dans la vie. Penser politiquement son métier de travailleur social, c’est savoir que l’essentiel n’est pas d’être utiles aux dominés mais nuisibles aux dominants ! … ce n’est pas la même façon d’envisager le travail social.

2 – Exiger l’explication des mots et des injonctions ! Ne pas laisser passer un mot manipulateur – par exemple une injonction au caractère innovant d’un projet ou d’une action – sans en demander une traduction, et tenir bon jusqu’à ce que le pouvoir qui intime cette injonction s’avère au vu de tous incapable d’en proposer ni une définition ni une traduction concrète, et soit obligé d’admettre qu’on ne fera pas mieux que ce qui a déjà fait ses preuves ! Le langage managérial étant tissé de termes aux contours flous pouvant recouvrir tout et n’importe quoi, (confiance, transparence, excellence, gouvernance…), obligé à préciser, c’est obliger à dissiper l’écran de fumée et révéler les vraies motivations.

3 – Déjouer les pièges de langage : chaque mot du management a pour vocation d’en cacher un autre qu’il convient de rendre à nouveau visible. La participation éteint la revendication, la lutte contre les discriminations fait disparaître le dévoilement des dominations systémiques. La mutualisation est toujours un dégraissage appauvrissant, la transparence est une surveillance, et l’évaluation est toujours un contrôle, (c’est-à-dire l’exact opposé de l’acte conjoint d’évaluer), etc. Il est donc impératif de s’astreindre à utiliser des mots qui revisibilisent les hiérarchies : personne ne nous oblige à appeler un financeur qui décide de notre existence sous couvert de présentation de projet, un partenaire. Il n’y a pas l’ombre d’un partenariat dans une relation financière dissymétrique.

4 – Témoigner publiquement de son intelligence professionnelle et de sa sensibilité propre dans l’invention de son travail : Ce que le langage managérial évacue en premier, c’est l’émotion et le travail n’est fait que d’émotions qui ne peuvent plus se dire. Les scènes pour exprimer autre chose que la volonté de performance n’existant pas, la socio-anthropologue Agnes Vandevelde-Rougale, du réseau international de sociologie clinique, suggère que, au sein des organisations ou au-dehors, soient ouvertes des scènes pour parler des émotions liées au travail (Vandevelde-Rougale, 2021). Peu importe au fond que les réunions de service ne parlent que d’un monde qui n’existe pas hors de l’esprit aliéné des managers, si les travailleurs font exister une parole d’intelligence et de sensibilité qui subvertisse l’ordre managérial à force de bon sens et accordent pleine légitimité aux émotions refoulées par le totalitarisme managérial. Il s’agit de redonner légitimité aux sentiments cachés, aux émotions ressenties au travail et perçues comme malvenues parce qu’on se révélerait trop sensible, trop fragile, pas assez assertif, performant, ou pire encore : pas assez professionnel, terme fourre-tout dont seul le travailleur possède en réalité la clé de compréhension et de mise en œuvre. Comment dire la peur ou le mal-être au sein d’une organisation, si celle-ci la transforme en une pathologie irrationnelle ? Un tel espace pour dire la vérité du travail a été ouvert depuis 2005 sous la forme du mouvement des conférences gesticulées en une forme de prise de parole publique témoignant de la vérité d’une situation de domination vécue dans le travail. Les conférences gesticulées pour restaurer sa légitimité. Parce que l’énoncé de sa propre intelligence réveille et autorise l’intelligence des autres.

Avec les conférences gesticulées, pour une fois, c’est nous qui avons un coup d’avance ! Quand les mots de la langue de bois nous empêchent de penser, inventer des mots déstabilisateurs qu’aucune langue de bois ne peut récupérer, comme le mot gesticulation, c’est récupérer notre humanité. Gesticuler, c’est opposer un pied de nez salvateur au discours technocratique, c’est pulvériser l’injonction de rationalisation, c’est démolir le fantasme mortifère d’efficacité et la déshumanisation totalitaire de l’excellence, gesticuler c’est être humain, de nouveau, insolemment humain.

Laëtitia Degouys, formatrice en travail social, François Candebat, conseiller en insertion, Stéphanie Rieu, éducatrice spécialisée, Jean Argenty, formateur en soins infirmier, et tant d’autres ont ainsi franchi le pas de la conférence gesticulée pour secouer la gangue d’oppression langagière et la domination qui s’est mise en place pour anéantir leur métier. Laëtitia Degouys nous livre ici le récit de cette expérience.

II – La référencialisation des compétences comme empêcheuse de poésie par Laëtitia Degouys

Je suis formatrice dans un centre de formation en travail social. Mon contrat de travail stipule ainsi mon métier même si, aujourd’hui, je fais de l’ingénierie pédagogique et que je devrais peut-être dire ingénieur de formation. Je ne m’y fais pourtant pas à ce titre. Mes oreilles se crispent quand on me dit que nous devons effectuer du benchmark ou que, pour nous rassurer sur les audits à venir, la méthode du shadowing in situ va permettre de clarifier les pratiques professionnelles. Je me demande ainsi à quel moment les recommandations de bonnes pratiques pour les formateurs vont nous tomber dessus, éloignées d’un savoir-faire qui s’acquiert surtout par l’expérience, chemin faisant des erreurs que l’on rectifie au fur et à mesure – pour peu que l’on y prête garde.

Le temps contemporain de la formation en travail social nous oblige à penser appels à projets, traçabilité, transversalité, preuves, innovations pédagogiques, blocs, questionnaires de satisfaction, base line, et compétences, le mot qui fracture nos métiers (Rappin, 2014) et nous amène à envisager notre travail à travers un prisme où tout est prévisible, rationnel et rien n’est laissé au hasard comme si la vie pouvait ressembler à ce modèle-là. Dans la vie on improvise, on s’adapte, pas pour se soumettre mais pour résister justement parce que la personne en face de nous n’est juste pas comme on l’attendait. On ne devient pas un travailleur social parce que l’on sait rédiger des fiches sur un prologiciel, que l’on a rempli des feuilles de route et coché des tonnes de croix dans les boites qui comportent des boites, qui comprennent des boites. Les fameux indicateurs de compétences, comme des poupées gigognes tellement emboîtées qu’on n’y voit plus grand-chose. Parce que la personne accompagnée est faite de complexité et de contradictions et de jolies choses à advenir dans un monde auquel elle aimerait peut-être bien participer. Elle est où la tendresse dans les boîtes ?

Forcément avec ces lunettes-là, nous voyons flou parce que c’est l’autre qui décide du choix des verres. Chaque geste professionnel est découpé, émietté, effrité et au bout certainement vérifiable et évaluable.

Les compétences sont arrivées doucement et sûrement dans la formation. Depuis quelques années maintenant je suis obligée de raisonner en référentiels. Ma pensée, mon raisonnement se référentialisent, se rationalisent. Les référentiels dans la formation, il y en pléthore : référentiel métier, référentiel formation, référentiels compétences, domaines de compétences, certification, indicateurs de compétences. Rien que sur le référentiel des moniteurs éducateurs (formation en deux ans de 950 heures), on en trouve cinquante. C’est-à-dire que le stagiaire qui se présente au Diplôme d’État a coché les cases d’être performant dans les cinquante indicateurs de compétences. Whaou ? Non pas complètement et tant mieux parce que l’idéologie que cette approche sert est antinomique avec ce métier fondamentalement, originellement, basiquement et indubitablement relationnel. Relation à un autre vulnérable en outre.

Certains l’ont écrit depuis quelques années maintenant (Michel Autès, Michel Chauvière, Jean Yves Dartiguenave, Jean François Garnier, Raymond Curie, …). Le rouleau compresseur est en marche depuis longtemps et il vient nous écraser de procédures, de process, de protocoles.

Avant de me rendre compte que j’étais trop abimée par ces normes et procédures quelconques, j’ai eu envie d’aller voir comment ces référentiels, ces compétences pouvaient bien s’accorder dans la réalité du métier et se cogner à ces miettes supposées, ce morcellement, ces bouts de nous, d’eux ? Partie du centre de formation, je suis retournée m’y frotter pendant trois années dans un service d’AEMO (Assistance Éducative en Milieu Ouvert). Je suis (re) devenue travailleur social, de base, de terrain, je commençais à bien manier la langue des compétences et des certifications qui en découlent. Je savais jouer le jeu de préparer les stagiaires à entrer dans les cases, les bonnes cases je veux dire. J’allais me rendre compte très vite de l’inadéquation de ces référentiels au réel.

D’abord chez madame

Comment dire ? Comment l’écrire ? Comment parler d’un paradoxe ? Tant et tant de dysfonctionnements, tant et tant de mises en échec chez ces enfants ? Tant et tant d’amour vif à voir tout de suite. De l’amour haineux à en mourir. Tant et tant de silences quand c’est madame qui parle. « De toute façon, dans les foyers, ils vont baiser dans les bois. Mon père, il me traite de trou du cul pourri. Ferme ta gueule, tu n’as rien à me dire. Il a qu’à aller se la faire sa rouquine, le vieux con ».

Alors, je fais quoi dans ces premières minutes de rencontre ? Je dis quoi ? Dois-je me faire caméléon tout de suite et adopter un langage indigène ? (Potin, 2013). Le langage comme eux. Je crois que je ne saurais pas être aussi vulgaire. Depuis des années, ces enfants sont suivis par les services sociaux. Trente ans de services sociaux, ça fait beaucoup. C’est presque un drame de la vie humaine. Une reproduction des événements, une fatalité à advenir. Rien n’est totalement joué mais fatalement le cycle reprend. Quel drame humain, alors, quand le travailleur social doit agir sur le changement. Alors quoi ? On ne peut rien changer, les interstices sont si faibles dans cette famille qu’il est impossible d’envisager une transformation quelconque ? La pauvreté est certainement un signe de bonne santé du capitalisme. Je crains cet espace de résistance qui se réduit tout autant que je crains la fascination de certains travailleurs sociaux devant les choses qui semblent se reproduire dans les mêmes familles. Avant et après. Les enfants sont au nombre de six. Je ne trouve pas ma place ce jour-là. Désarçonnée par la famille, déçue par la place que je n’arrive pas à trouver. C’est marqué où dans les cases ? Comment je fais ? Tromperie des procédures qui nous laissent à penser que les réponses sont faciles.

Le café coule. Trois cafetières seront vidées pendant une heure et demi. Tout le monde se sert du café, tous les enfants en boivent à tour de rôle. Une pomme par ici, un choco par-là, un bout de pain entre les deux. Tout le temps et pour tout le monde. Il est 19h30 quand je pars, je me dis que le repas du soir sera désordonné. Tant pis, ce n’est pas la priorité du moment dans l’intervention éducative. Jamais vu un truc pareil. Une présence si forte de ces enfants, une tribu, un clan autour de la mère. Une énergie si dévorante qui m’envahit ce soir. J’essaie juste de comprendre, d’observer, de ressentir, d’en déduire des essentiels. Je ne trouve pas ma place ce soir-là ne sachant comment mettre mes mains, où poser mon sac, pourquoi je n’arrive pas bien à respirer. Pourtant, je suis bien ici. La salle est colorée ou tapissée de rouge. Couleur sang, couleur feu, l’amour et l’enfer en même temps. « Avec le rouge, on ne fait pas vraiment dans la nuance. Contrairement à ce timoré de bleu, le rouge, lui, est une couleur orgueilleuse, pétrie d’ambitions et assoiffée de pouvoir, une couleur, une couleur qui veut se faire voir et qui est bien décidée à en imposer à toutes les autres. En dépit de son insolence, son passé, pourtant, n’a pas toujours été glorieux. Il y a une face cachée du rouge, un mauvais rouge (comme on dit d’un mauvais sang) qui a fait des ravages au fil du temps, un méchant héritage plein de violences et de fureurs, de crimes et de péchés. Méfiez-vous de lui : cette couleur-là cache sa duplicité. Elle est fascinante et brûlante comme les flammes de Satan » (Pastoureau et Simonnet, 2005).

Je repars de cet endroit, le cœur vissé et bien accroché à ma tête. Tout fonctionne ensemble. J’improvise avec ce que je suis, avec ce que je crois de mieux dans cette rencontre au fond. Avec mon état, mes émotions, ma sensibilité, je régule comme je peux surtout. Alors oui bien sûr, les cases, les boîtes chez eux et en résonance avec moi, ça ne peut pas marcher comme ça de manière simple. Ces rencontres ne peuvent en rien être prévisibles et donc formatées selon un modèle qui s’imposerait à tous. Il y a une idée de… mais il y a un bilan à tirer de… ensuite en tenant surtout compte de ce qui ne s’est pas dit ou qui s’est dit dans l’urgence au sortir de la porte du domicile. Seuil où quand le risque de la rencontre a été expérimenté, la relation est aventure malgré tout.

C’est cette histoire de seuil que je suis allée voir de plus près quand je décide après mon retour au centre de formation d’aller me former à devenir une conférencière gesticulante. Le pas de la porte, le seuil, l’entre-deux qui permet de prendre les chemins de traverse que j’évoque plus haut. Pas complètement dehors mais pas complètement dedans. Je l’évoque dans mon propos de conférencière me réappropriant la notion de liminalité, endroit de frontières où le démarrage de quelque chose que l’on invente est possible (Alain Blanc, 2006). L’endroit n’est pas toujours confortable puisque peu borné mais le périmètre est celui que l’on délimite avec l’autre dans la rencontre avec lui. Rencontre, je m’étonne encore que ce terme ne soit pas utilisé dans les indicateurs de compétences des référentiels. Est-ce à dire que le travailleur social ne rencontre plus ? J’en doute et je le décourage fortement.

Je pars donc, en formation pendant seize jours en tentant d’apprendre les principes pour monter ce qui n’est ni une conférence, ni un spectacle. Un entre-deux aussi finalement qui fonctionne bien depuis quelques années maintenant avec plusieurs autres conférenciers dans toute la France. La conférence gesticulée est une « prise de parole publique sous la forme d’un spectacle politique militant, (…) un acte d’éducation populaire fondé sur l’envie de partager ce qu’on a compris. Elle dévoile, dénonce, questionne et analyse les mécanismes d’une domination dans un domaine » (Association L’ardeur). Assez vite et parfois avec labeur et petits pleurs, je tourne autour du sujet. Ça sera donc les référentiels, les compétences dans ce grand univers qu’est le travail social, l’intervention sociale puisqu’on y parle aussi d’éducation populaire.

Il y avait une urgence pour moi à comprendre pourquoi j’étais passée de l’acceptation passive de ces référentiels (pourquoi pas ?) à la nécessité de m’en détacher absolument, jouer le jeu mais surtout ne jamais être dupe. C’est dans ce mouvement que mes réflexions m’ont conduit à l’endroit d’un propos plus politique. Je suis formatrice en travail social, conférencière gesticulante et je trouve que ça claque tout autant qu’ingénieur pédagogique. C’est une heure et demi de mes savoirs chauds et savoirs froids condensés dans un univers qui est le mien aujourd’hui. Univers auquel je crois encore bien sûr, dans lequel j’exerce encore saisissant les entre-deux et les seuils afin de constater que c’est possible de faire autrement. Possible qu’une société tienne encore debout parce qu’elle sait prendre en considération les plus fragiles, les plus vulnérables sans les laisser au bord de la route. Droite est celle que nous imposent les compétences, cheminant et vallonnant est celle que je propose pour penser que le travail social va bien quelque part. Et le travail social sans projet politique rend fou ! Quel est le projet politique des référentiels de compétences ? Le comprendre, c’est déjà résister !

Bibliographie
Blanc, Alain, (2006),
Le handicap ou le désordre des apparences, Armand Colin.
Debord, Guy, (1967),
La société du spectacle, Buchet-Chastel, Réédition Folio Gallimard, 1996.
Fitoussi, Jean-Paul
, (2020), Comme on nous parle, l’emprise de la novlangue sur nos sociétés, Les liens qui libèrent.
Marcuse, Herbert, (1968),
L’ homme unidimensionnel, Éditions de Minuit.
Rappin, Baptiste, (2014),
Théologie de l’organisation, Ovadia.
Pastoureau, Michel et Simonnet, Dominique, (2005),
Le petit livre des couleurs, Seuil, coll. Points.
Potin, Émilie, (2013),
Comprendre les places prises par les acteurs familiaux et professionnels dans l’élaboration des projets d’accompagnement, Rapport final, avec le soutien de la Mission de recherche Droit et Justice, du Conseil Général du Finistère et du DEMOS -ADSEA 29.
Vandevelde-Rougale, Agnès, (2021),
La novlangue managériale, emprise et résistance, Érès.

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