Le complotisme fera-t-il bientôt son entrée dans le DSM 5 (1) ? Par Thierry Rouquet, membre de L’ardeur, association d’éducation populaire politique.
En matière politico-journalistique, « populiste » fut longtemps l’injonction ultime et méprisante pour discrétiser tout discours critique vis-à-vis du pouvoir en place. Aujourd’hui l’expression semble avoir fait long-feu, dépassée, remplacée par « complotiste » qui, au fil de glissements douteux, semble pouvoir recouvrir un désordre de l’esprit. Retour sur un ouvrage récent encensé par les médias.
Dans son émission « L’instant M », Sonia Devillers recevait ce lundi 25 octobre le « journaliste » William Audureau pour la sortie de son livre « Dans la tête des complotistes ». Cette émission fut, faut-il le dire, une révélation. Révélation de ce que les journalistes sont bien d’essence particulière. Touchés par une sorte de grâce, ils bénéficieraient d’un don qui les distingueraient du citoyen ordinaire : celui de percevoir « la Vérité », et de la dire.
William Audureau en est un exemple remarquable. Diplômé de philosophie et d’histoire, il débute dans la presse « jeux vidéos » (Jeux Vidéo Magazine, Gamekult), puis rejoint la presse spécialisée en nouvelles technologies (SVM, 01net), avant d’intégrer la rubrique « Pixels » du Monde peu de temps après sa création, en 2014. Il publiera de nombreux ouvrages consacrés aux jeux vidéos (« The History of Sonic the Hedgehog », « L’histoire de Mario, la guerre des mascottes », «Pong et la mondialisation, l’histoire des consoles », etc.), ce qui bien entendu le qualifie d’emblée pour mener une étude socio-psychologique sur ce fait contemporain : le « complotisme ».
Nous n’aurons pas d’éléments quant à la méthodologie ou la cohorte ayant participé à l’étude relatée dans cet ouvrage, mais la validation médiatique vaudra quitus. Car comment douter de la rigueur intellectuelle d’Audureau lorsqu’il nous renseigne sur ce qu’est le complotisme dans l’émission « C dans l’air » : « À partir du moment où on analyse les événements du monde par l’idée qu’une société secrète – ou des forces, on peut mettre ce qu’on veut derrière – ourdiraient quelque chose de malveillant contre la population … » (2’20). Et d’enfoncer le clou dans l’émission de Devillers : les complotistes « sont des idéalistes drogués à la déception » ; et plus loin : « En parlant avec certains, et bien, ils admettent en fait qu’ils ne savent pas exactement qui est l’ennemi (…). Ils sentent qu’il y a un problème, ils n’ont pas forcément toujours les mots pour désigner un coupable précis ».
L’émission s’annonçait pourtant prometteuse : « Pas de portrait-robot » du complotiste », affirmait d’entrée de jeu Sonia Devillers, qui promettait « le dialogue et la compréhension plutôt que le rejet et le combat », présentant le livre de William Audureau comme un « petit manuel pour recréer du lien, un plaidoyer pour tendre la main ». Enfin une émission qui allait échapper au manichéisme et à la stigmatisation ? Le journaliste du Monde semblait d’emblée saisir la balle au bond : « Il n’y a pas un seul modèle de complotiste, ils sont tous très différents ». Mais pour ajouter aussitôt : « Il y a certains éléments qui reviennent ». À partir de là, la suite allait inévitablement tourner au portrait-robot psychologique du complotiste : « idéaliste » donc, mais aussi « rebelle », ayant « besoin de s’affirmer dans l’opposition » et même, pour certains, « besoin de se rassurer dans l’incertitude » ! Bigre, quelle particularité psychologique : vous en connaissez, vous, des qui n’ont pas besoin de se rassurer dans l’incertitude ? Sonia Devillers et William Audureau, sans doute…
Bref, ces gens de rien ne sauraient être que dans l’irrationnel ! Incapables de désigner un ennemi pour expliquer leur condition, dont ils seraient au fond les seuls responsables. Si au moins ils essayaient de traverser la rue ! Même pas !
Dommage qu’Audureau, accaparé par ses jeux vidéos, n’ait pris la peine de lire Orwell, il y aurait découvert que, dans ses « Chroniques du temps de la guerre », celui-ci écrivait : « Si des gens comme nous comprennent la situation bien mieux que les prétendus experts, ce n’est pas parce qu’ils auraient un quelconque pouvoir de prédire des événements particuliers, mais parce qu’ils ont celui de saisir dans quel type de monde nous vivons ». Au fond ce à quoi croit (au sens religieux) mordicus Audureau, à l’opposé de ces gens de rien qu’il stigmatise, c’est à « la Science ». Car, même s’il n’exprime pas ouvertement sa dévotion aux experts et scientifiques de plateaux, cette question sous-tend tout son discours.
Alors, arrêtons-nous un instant sur cet avatar. Car la science dit-elle la vérité ? Et dès lors, de quelle science parle-t-on ? La science serait-elle imperméable à l’idéologie ? Dans leurs travaux, Steven Shapin et Simon Schaffer (« Léviathan et la pompe à air », à La Découverte) pointent l’idéologie de l’objectivité scientifique, arguant que les chercheurs sont des gens partisans, intéressés, et que leurs jugements sont affectés par leur condition sociale, leurs ambitions et leurs croyances. La plupart du temps, les chercheurs ne sont pas impartiaux. D’autant moins que, dans la question dont nous débattons aujourd’hui, nous avons à faire à de la techno-science, de la science appliquée. Le capitalisme, dont la pierre angulaire se nomme « droit de propriété », a gravé dans le marbre de « l’Accord sur les Droits de Propriété Intellectuelle liés au Commerce » (ADPIC) de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) cette extension du droit à la propriété immatérielle qui régit et oriente aujourd’hui la quasi totalité de la recherche. La techno-science est financée par des groupes capitalistes pour leur plus grand profit, l’industrie pharmaceutique venant en tête des profits les plus importants. Penser aujourd’hui « La science dit la vérité » revient à dire « Le capitalisme dit la vérité ». Ce que Jean-Marc Lévy-Leblond pointait il y a déjà plusieurs années : « La commande sociale, ou, plus précisément, marchande, place le développement scientifique sous l’empire de contraintes de productivité et de rentabilité à court terme. La possibilité de recherches spéculatives fondamentales sans garantie de succès immédiat devient de plus en plus illusoire. Ainsi se dénoue de façon insidieuse la conjonction, assez étonnante après tout et historiquement très particulière, entre la spéculation et l’action, qui a caractérisé la science occidentale pendant deux siècles ». Pour un constat sans complaisance sur cette relation incestueuse entre industrie et recherche (dite scientifique), on pourra se référer à l’ouvrage d’Annie Thébaud-Mony, « La science asservie », dans lequel elle démontre, de Turner et Newal pour l’amiante, Du Pont pour le plomb, Monsanto et Dow Chemical pour les pesticides et aujourd’hui Pfizer et Moderna pour les vaccins, l’ampleur des compromissions du monde scientifique officiel avec l’industrie.
Mais Audureau a choisi son camp ! Celui de ceux qui, touchés par la « grâce », ou plus exactement par la cooptation de la classe bourgeoise, dédaignent ces « gens de peu » dans une condescendance de classe détestable. Il n’hésite cependant pas à s’ériger en connaisseur de cette classe populaire qu’il méprise, y distinguant ceux dont il rapporte qu’ils se nommeraient eux-mêmes : « les chercheurs de vérité, les éveillés, les résistants, les lanceurs d’alerte » (bien sûr, un lanceur d’alerte ne peut pas être autre chose qu’un complotiste !). D’où ce glissement sémantique entre populisme et complotisme : « Il y a un paradoxe propre au complotisme, c’est qu’on s’imagine (être) le Peuple, mais en même temps, comme on est des éveillés, comme on est une élite, on a besoin de se représenter au dessus du peuple (…) Du coup, il y a toujours cette espèce de positionnement, on s’imagine être une espèce d’avant-garde du peuple, c’est-à-dire qu’il faudrait l’éveiller ».
Un peu plus tard, on apprendra que, dans les autres « invariants du complotisme », figure celui-ci : « Parmi les ennemis mal définis, il y a les juifs ». Certes, Audureau reconnaît qu’on aurait tort d’« imaginer que tous les complotistes adhérent aux théories les plus extrêmes », mais c’est pour ajouter qu’« il y a un effet d’escalier » entre les formes les plus légères du complotisme et les plus graves. Exactement le « raisonnement » de ceux qui prétendent que l’usage du cannabis va conduire, par marches successives, à celui des drogues les plus dures.
« Il est très dur de s’en sortir », a prévenu l’expert en complotistes. Car, explique-t-il très sérieusement, figurez-vous que, chez ces gens-là, on se fait des amis, « on est en famille, on est ensemble ». Et d’ajouter : « Le complotisme repose fondamentalement sur une opposition entre “nous”et “eux » (…) Et jamais “nous” contre “vous” : cet ennemi, il n’est jamais tout à fait présent ». Euh… comment dire ? Depuis le début de l’émission, les deux comparses ne font-ils pas exactement la même chose : opposer “nous” et “eux“ sans jamais employer le “vous” ?
À la fin de l’émission, c’est Sonia Devillers qui lance le « bouquet final » (14’40) : on a donc affaire à « des gens totalement bouffés par ce que vous appelez un “parasitisme mental” qui protège de tout et notamment de la vérité ». Et Audureau approuve : « C’est une pommade narcissique incroyable ! ». Parasitisme mental donc ! Inscription prochaine dans le DSM 5 ? Bientôt des camps d’internement ?
Mais, demande alors Devillers, que faire : leur donner la parole ? Certainement pas : « J’ai tendance à penser qu’il faut avoir un comportement absolument opposé dans la sphère publique et dans la sphère privée. Dans la sphère publique, il faut éloigner, vraiment rendre le plus invisible possible tous les discours complotistes, qui sont manipulateurs (…) tendre la main dans le privé ». Car, Audureau l’a expérimenté, dans cette sphère privée, « ce qui marche, c’est la bienveillance (…) Il faut réussir à dépassionner le débat (…) juste trouver ce qui nous relie ». L’élixir infaillible pour lutter contre l’esprit critique : la Bienveillance ! On n’est pas sortis !
Les rédactions de la quasi totalité des médias avaient déjà pris les devants d’avec les préconisations « auduriennes ». Tout questionnement, toute hypothèse visant à interroger le discours officiel quant au Covid 19 est discrédité, invisibilisé, et ses auteurs immédiatement qualifiés de « complotistes ». La presse serait-elle entrée dans la voie de la collaboration ? Il est tout à fait remarquable, à l’heure où plusieurs milliers de soignant(e)s (qui sont très majoritairement des femmes) sont suspendues sans salaire (une première et une attaque sans précédent contre le statut de la Fonction Publique), qu’aucune place ne leur soit accordée dans les médias pour y exposer leur position et leur désarroi. Il est tout à fait remarquable, à l’heure où la presse ne cesse d’attirer l’attention sur l’état délétère des services hospitaliers, notamment du fait du manque de personnel soignant, qu’elle n’ait pas un mot quant aux soignant(e)s suspendu(e)s. Elles et ils n’existent tout simplement pas, bien qu’elles et ils soient plusieurs milliers. Le ministre de la santé compte sans doute sur l’application Hublo, l’Uber des hôpitaux.
C’est dans l’émission « C dans l’air » qu’Audureau se laissera aller à exprimer le fond de sa pensée : « On peut très bien dire que le marxisme, par exemple, qui imagine ou décrit – il y a deux manières de le percevoir – une opposition un peu manichéenne entre grand capital et prolétariat, c’est le socle d’une pensée un peu manichéenne … » (2’52). Ben oui : au fond, le marxisme ne serait rien d’autre que du complotisme, puisqu’il postule que des détenteurs de moyens de production « ourdiraient quelque chose de malveillant contre la population » (ouvrière) alors que depuis la fin du XVIIIe siècle le patronat a abondamment fait étalage de sa sollicitude pour les travailleurs.
Avec l’ouvrage de William Audureau, nous venons d’entrer dans une ère nouvelle, celle du « parasitisme mental » de l’esprit critique.
(1) DSM 5 : Le DSM-5 est la dernière et cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et des troubles psychiatriques de l’Association Américaine de Psychiatrie.
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