Médias : nouvelle frontière vers « la voix de son maître » par Philippe Merlant, membre de L’ardeur, association d’éducation populaire politique
La crise sanitaire a accentué une tendance qui s’affirme depuis plusieurs années : les médias semblent de plus en plus complices des pouvoirs dominants. Les Français l’affirment dans le Baromètre de crédibilité des médias, publié fin janvier de chaque année : aux yeux des deux-tiers des personnes interrogées, les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique et du pouvoir économique. Et il serait bien étonnant que ce fossé de défiance se comble d’ici janvier prochain : à regarder ce qui a été publié au cours de cette dernière séquence, les médias semblent jouer encore davantage un rôle de « voix de son maître », sinon de « chiens de garde ».
Pas besoin, pour expliquer une telle soumission aux discours dominants, d’imaginer des pressions constantes, que celles-ci viennent du gouvernement ou des actionnaires des médias. D’ailleurs, la phase récente rend encore moins crédible cette explication par les pressions extérieures : partout dans le monde, le même processus s’est observé. Il faudrait donc croire à un « gouvernement mondial » pour expliquer comment celui-ci pourrait exercer des pressions, concrètes, quotidiennes, sur les rédactions, et ainsi réussir à faire passer ses messages. Or, dans l’état actuel des choses, si l’on peut observer une « gouvernance mondiale » (qui passe notamment par des protocoles, des normes, des procédures mondialement unifiées…), nous ne pensons pas qu’il existe un « gouvernement mondial », au sens de quartier général des dominants.
Il faut donc chercher les causes ailleurs. Elles se trouvent d’abord dans l’origine sociale des journalistes, de plus en plus « classe sup », qui les éloigne des milieux populaires et, à l’inverse, crée une connivence instinctive avec les dominants. La place prise par le marketing, obsédé par la soif d’augmenter les recettes publicitaires, renforce cette tendance à chasser sans cesse davantage le cadre à haut pouvoir d’achat. Quant aux études suivies par les futur.e.s journalistes, elles ne les aident pas à prendre du recul, tant ces formations laissent peu de place, sinon aucune, aux outils d’analyse critique. Enfin, la place de plus en plus réduite consacrée aux reportages, donc aux occasions pour les journalistes de se confronter à la réalité du terrain, achève de compléter un tableau qui aboutit à une uniformité croissante, tant sociale qu’éditoriale et idéologique.
Toutes ces données continuent d’opérer. Mais si la soumission aux pouvoirs dominants a encore monté d’un cran, c’est en raison de trois facteurs : l’autorité de l’expertise par les chiffres, l’obsession du complotisme, et la guerre ouverte déclarée aux dominé.e.s.
L’expertise par les chiffres : une autorité suprême
« Trop de chiffres tuent les chiffres », apprend-on dans les écoles de journalisme. Car le cerveau humain n’est pas en capacité d’en retenir plus que trois ou quatre. Cette règle de base semble avoir été totalement oubliée ces derniers mois : ainsi, durant le premier confinement, la conférence de presse quotidienne de Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, égrenait les chiffres comme des perles, le total pouvant parfois dépasser plusieurs dizaines. Faut-il parler d’« oubli » ? La manière dont ils sont assénés sur les chaînes audio-visuelles fournit un autre indice pour répondre à la question : quel que soit le chiffre énoncé, la tonalité qui l’accompagne est accentuée, dramatique… On a le sentiment que même « un » pourrait être prononcé comme s’il s’agissait d’un record, d’un chiffre jamais vu… Et si l’enjeu résidait moins dans les chiffres eux-mêmes que dans le sentiment d’angoisse qu’ils sont censés créer, images de la menace sanitaire à l’appui ? Nous mettre dans la peur, permanente, quotidienne : voilà l’objectif.
Et cela marche. Pour avoir moi-même passé du temps, trop de temps, à me brancher sur les chaînes d’info en continu dans les premières semaines du premier confinement, j’ai pu en constater les effets concrets, physiques, palpables : palpitations, difficulté à trouver le sommeil, angoisse qui monte au fil des jours, voire des heures…
Le seul antidote efficace au pouvoir anxiogène des chiffres, c’est de les expliquer, les contextualiser, les comparer à d’autres… Des exemples ? Le taux de mortalité de la Covid-19 est de 0,5 % (même chez les plus de 90 ans, il n’est « encore » que de 20 %) alors que celui du Sras (qui a touché l’Asie en 2003) se situait entre 10 et 20 % et que celui d’Ebola oscille entre 60 et 90 %. Le nombre de personnes qui meurent de faim chaque année (9 millions) est sept fois plus élevé que celui des décès imputés à la Covid-19 en dix mois (un peu plus d’1,3 million). « En 2016, les broncho-pneumopathies obstructives ont fait plus de deux millions de victimes. Cette année-là, on n’a pas arrêté l’économie de la planète pour autant », note encore le philosophe Jean-Loup Bonnamy Lien.
Dire cela, ce n’est pas chercher à tout prix à minimiser l’épidémie, mais la remettre en perspectives (historiques notamment). C’est pourquoi discuter de la manière dont les chiffres sont produits et interprétés est essentiel pour créer les conditions d’un débat démocratique. Cette exigence, admise depuis longtemps, deviendrait-elle inacceptable au prétexte que c’est de vies humaines qu’il s’agit ? C’est l’accusation à laquelle s’expose toute personne cherchant à garder un esprit critique face à la profusion de chiffres et au discours officiel : « Mais tu ne te rends pas compte : c’est de morts qu’il s’agit ! » Et le corollaire de cette expertise dictée par l’autorité des chiffres n’est jamais très loin : « Le gouvernement fait ce qu’il peut, je n’aimerais pas être à leur place : qu’est-ce que tu ferais-toi ? » En gros : « Prends la place de Macron/Castex, ou ferme ta gueule ! ». Et encore cette personne aura-t-elle de la chance si elle ne se fait pas immédiatement traitée de « complotiste » : beaucoup témoignent de la violence qu’ils ont rencontrée pour avoir juste parlé à leur proches de leur envie de regarder Hold-up et de se faire une idée par eux-mêmes… Trop tard, de toute manière, puisque ce documentaire sur la crise sanitaire n’est désormais plus accessible nulle part.
L’obsession du complotisme
Les réalisateurs de Hold-up ne s’attendaient sans doute ni à cet excès d’honneur, ni à cette indignité. Excès d’honneur puisque quasiment tous les médias main stream y sont allés de leur couplet, consacrant à ce documentaire des heures d’antenne, des centaines de colonnes, et même certaines de leurs « unes » (Libération, le 13 novembre, titre sur « Le virus du complot » avant d’affecter six pages intérieures à la « désintox d’un inquiétant succès »). Quelle audience, quel succès !
Indignité puisque les mêmes médias, dans une touchante unanimité, ont fait haro sur le film, dénonçant ses méthodes d’investigation – hasardeuses voire manipulatoires aux yeux des journalistes spécialisés dans le fast checking (techniques de vérification des faits et des chiffres) – et ses conclusions complotistes. La curée est allée plus loin puisque Hold-up a été progressivement retiré de tous les réseaux sociaux. La trentaine d’intervenant.e.s du documentaire ont été invité.e.s à s’expliquer sur leur degré d’adhésion aux thèses défendues par les réalisateurs et certain.e.s, du coup, ont demandé à ce que leur témoignage soit retiré du film. Si elle n’est pas allée jusque-là, la sociologue Monique Pinçon-Charlot a regretté que les réalisateurs n’aient retenu que deux minutes d’une interview ayant duré plus d’une heure. On comprend sa déception. Mais que de nombreux médias y voient un objet de scandale, cela fait doucement rigoler quand on sait à quel point c’est une pratique habituelle de leur part ! De même, peu d’observateurs relèvent combien, dans sa forme, Hold-up est la copie conforme de si nombreux docs télé : musique angoissante, petites phrases détachées de leur contexte, dramatisation du récit… Pourquoi ce qui est dénoncé, à juste titre, dans la réalisation de ce film ne fait-il l’objet d’aucune critique à l’encontre de tous les autres, qui suivent les mêmes codes, c’est-à-dire les mêmes dérives ?
Que dire sur Hold-up ? Sur le fond, c’est-à-dire sur la crédibilité des thèses que le documentaire avance ? Et bien… rien, sans doute. Comme nous le disions dans notre article « Covid 19 : l’ami des dominants », « nous ne sommes pas compétent·e·s sur les aspects proprement médicaux de la situation et il y a déjà suffisamment de vidéos sur le coronavirus, d’interviews et d’exposés de tous bords, de tous scientifiques pour ne pas inonder davantage le débat ». Nous ne nous prétendons pas non plus « experts en complotisme ». Dans l’incapacité de décerner des brevets de « conspirationnisme » à tel doc, nous pouvons cependant analyser les effets sociaux de cette chasse aux complots.
Premier constat : la dénonciation des contre-vérités propagées par Hold-up permet de remettre en selle et même de sacraliser la théorie officielle. France Info le dit clairement dans sa rubrique « Vrai ou fake » du 18 novembre. La chaîne en continu dénonce d’entrée de jeu l’ambition du documentaire : « Révéler les prétendus mensonges et manipulations des gouvernements au sujet de la pandémie de coronavirus ». Oui, vous avez bien lu : « prétendus mensonges ». L’intention de certains médias main stream apparaît ainsi clairement : utiliser les faiblesses (et il y en a) du documentaire pour faire valoir qu’a contrario, c’est la vérité toute pure qui nous a été délivrée pendant des mois par les gouvernements. Des mensonges, pourtant, il y en a eu…
« Deux dangers guettent la vie des idées de nos jours. Le premier est la doxa, le second le complotisme », résume très bien Laurent Mucchielli dans son blog sur Mediapart Lien. Et le sociologue d’ajouter : « Ces deux systèmes de pensées progressent en réalité de concert car ils sont les deux côtés d’une même pièce de monnaie. Ils sont la norme et la déviance. C’est la doxa qui qualifie de complotisme tout ce qui n’adhère pas à ses prémisses, et le complotisme prolifère à mesure que la doxa se durcit et empêche de questionner ses prémisses ».
Deuxième constat : c’est la liberté d’expression qui est aujourd’hui attaquée. Pourquoi, plutôt que de censurer ce documentaire, ne pas considérer les citoyen.ne.s comme des adultes, doté.e.s de sens critique et capables de faire la part des choses ? Mais non : les Français, et notamment les dominé.e.s, les populaires, ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. C’est en tout cas ce qu’il faut lire dans les réactions des élites, politiques, économiques et intellectuelles, qui se jugent seules légitimes pour distinguer le vrai du faux et préfèrent, du coup, priver « la France d’en-bas » d’informations jugées dangereuses pour elle. La distinction intellectuelle cache mal le mépris de classe.
Troisième constat. Tout le bruit fait autour du documentaire va accentuer la confusion dans l’esprit des gens. Toutes et tous, ne sommes-nous pas de plus en plus perdu.e.s face au déluge d’infos, de contre-infos, de mensonges, de démentis ? Dans un article titré « Infox et confusion : retour sur un angle mort » Lien, Mathias Girel l’explique très bien : la confusion « prive de sens la délibération, nous empêche de nous entendre sur les motifs de nos actions comme de nos oppositions, et ultimement de nous rendre intelligibles à nous-mêmes ». Et le philosophe français de citer Zeynep Tufekci, sociologue américano-turque : « Le but des puissants, souvent, n’est pas de convaincre les gens de la vérité d’un récit particulier, ni d’empêcher un élément d’information particulier de sortir (c’est de plus en plus difficile), mais de produire de la résignation, du cynisme et un sentiment d’impuissance dans le peuple ». La confusion constitue une arme des dominants pour nous mettre dans l’impuissance. On comprend que le complotisme les intéresse tellement ! Et les médias, en accordant une telle place à sa dénonciation, jouent le jeu de cette confusion.
Les experts en complotisme y participent aussi. En janvier 2018, l’Observatoire du complotisme et la Fondation Jean-Jaurès publient la première enquête d’opinion censée mesurer la perméabilité des Français.e.s à ces thèses. Parmi les 11 « énoncés complotistes » proposés à l’appréciation des personnes interrogées, on trouve aussi bien « il est possible que la Terre soit plate » que « la CIA est impliquée dans l’assassinat de John F Kennedy » ! Mettre les deux dans le même panier, n’est-ce pas d’emblée entretenir la confusion ?
Rebelote deux ans plus tard. En mars 2020, la troisième enquête sur le complotisme nous apprend qu’un tiers des Français considèrent que « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ». Euh, de quoi parle-t-on au juste ? Car cette phrase contient trois affirmations distinctes (complicité, dissimulation et nocivité) : avec laquelle les personnes interrogées sont-elles supposées donner leur accord ? De plus, deux ans plus tôt, la même question montrait un soupçon encore plus fort des Français : les « tout à fait » ou « plutôt » d’accord sont passés de 55 % en 2018 à 33 % cette année. Mais le titre « Le complotisme recule » serait du plus mauvais effet : l’intérêt des « chasseurs de complots », c’est de nous persuader que ceux-ci constituent une menace grandissante.
Pour sortir de la confusion, il faut revenir au sens des mots. Dans son Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey définit le complot comme un « projet collectif secret » Lien. Dans l’histoire, de vrais projets collectifs secrets, il y en a eu. Mais des fantasmes de projets collectifs secrets, il y en a également eu. Si le premier piège concernant les complots serait d’en voir partout, il ne faut pas négliger le second, qui consiste à n’en voir nulle part. Qui oserait aujourd’hui nier que le coup d’État qui a renversé le président chilien Allende en septembre 1971 a été fomenté par la CIA ?
Alors comment distinguer vrais et faux complots ? L’exercice est complexe. Car, contrairement à ce que prétendent nos experts en complotisme, la frontière entre les deux est parfois ténue. On peut juste tenter d’élaborer collectivement quelques règles pour se prémunir des théories les plus délirantes. Ainsi on peut douter d’un complot quand ceux qui le dénoncent n’expliquent pas quel intérêt celui-ci servirait. On peut se méfier si les auteurs, constatant la synchronicité entre deux événements, en déduisent mécaniquement, sans le démontrer, un lien de causalité de l’un à l’autre. Ou s’ils passent allègrement du simple constat d’un acte à l’affirmation que celui-ci est intentionnel : l’intentionnalité, cela doit aussi se prouver, et c’est souvent difficile. Ce n’est pas parce que la Bourse s’envole à l’annonce d’un prochain vaccin que cela démontre que le virus a été inventé pour tirer de juteux bénéfices de la vaccination… Juste quelques règles. Pour le reste, dans bien des cas, le doute doit l’emporter. C’est d’ailleurs, en théorie, une vertu journalistique.
Pratiquer « en toute circonstance la culture du doute » : c’est l’une des exigences fondamentales formulées dans la « Charte qualité de l’information » (2008), une des références déontologiques des journalistes. Où est passé le doute dans cette dernière séquence ? Ainsi, le 5 avril, le quotidien La Dépêche titre à sa Une sur « Le virus du complotisme », avant de donner, dans ses pages intérieures, quelques exemples de théories complotistes. Parmi ceux-ci, les propos de Mélenchon « assurant qu’Agnès Buzyn savait ce qui allait arriver » : pas de chance, l’intéressée l’a admis depuis ! Et les « folles rumeurs » sur le rôle dans la contamination du laboratoire P4 de Wuhan : une hypothèse qui n’est plus totalement écartée aujourd’hui, puisque même le « Vrai ou fake » de France Info du 10 novembre admet que « le virus est peut-être sorti d’un laboratoire, où un laborantin se serait infecté avant de contaminer la population de Wuhan »). Un peu de prudence, de patience et de doute, cela ferait parfois du bien.
Le doute, ça n’est pas la confusion. Ça en est même l’inverse. La confusion, elle réside dans la succession de pseudo experts sur les plateaux : tel dit « blanc » un jour, tel autre affirme « noir » le lendemain, avec le même ton péremptoire d’un jour à l’autre. Le doute, ce serait de repérer des thèses contradictoires sur une même question (par exemple, « les pays qui n’ont pas confiné s’en sont-ils mieux sortis ? ») et d’organiser un débat contradictoire. Mais là encore, les médias semblent avoir choisi leur camp : la confusion plutôt que le doute.
Guerre aux pauvres, guerre aux dominé.e.s !
Nous le disions déjà dans « Covid 19 : l’ami des dominants » : « Cette crise sanitaire amplifie le développement des rapports de domination ». Ainsi, les violences conjugales ont bondi lors du premier confinement : 30 000 signalements sur le 3919 (numéro destiné aux femmes victimes de violences) en avril 2020, soit trois fois plus que les mois précédents. Quant au nombre de personnes vivant en France sous le seuil de pauvreté, il pourrait bientôt dépasser les 10 millions. 15 % de la population en situation de pauvreté dans la 6e puissance économique mondiale !
Cette aggravation creuse un sillon déjà marqué depuis plusieurs années : entre une politique sociale et fiscale privilégiant systématiquement les plus riches (l’Insee constate un accroissement des inégalités depuis 2017) et l’empêchement fait aux dominé.e.s d’accéder aux institutions et administrations pour faire valoir leurs droits (les guichets d’accueil sont remplacés par des plateformes « virtuelles » pour éviter tout contact avec les usager.e.s), tout se passe comme si la guerre était déclarée aux pauvres et aux dominé.e.s
Comment les médias se situent-ils face à cette guerre, guerre de classe, de genre et de race ? Dès le début de l’épidémie, ils ont été nombreux à stigmatiser les habitant.e.s des quartiers populaires, a priori suspect.e.s de se montrer inconscient.e.s face à la propagation, de ne pas respecter les « gestes barrière » et les mesures de « distanciation sociale » (terrible expression, non ?). Ainsi, la Seine-Saint-Denis a-t-elle été montrée du doigt pour avoir été l’un des premiers départements à passer en « rouge ». Plusieurs médias ont relevé que son taux d’amende par contrôle (en clair : le nombre d’amendes dressées par rapport au nombre de contrôles policiers effectués) était le plus élevé de France, ce qui tendrait à prouver un faible respect des règles sanitaires. Mais personne ne s’est posé la question d’une plus forte sévérité policière dans le 9-3. Et rares ont été les médias à tenter d’expliquer pourquoi ce département, le plus pauvre du pays, était en même temps celui où s’observait la plus forte surmortalité (par rapport à l’année précédente) : part plus importante qu’ailleurs d’infirmières, d’aides soignantes, d’aides à domicile, de caissières de supermarché, soit les salariées les plus exposées ; prépondérance de logements sociaux souvent bien trop petits pour éviter la promiscuité… Là encore, la tendance observée depuis des années s’est confirmée : préférer l’explication par les comportements individuels plutôt que par les faits sociaux. Ce qu’on peut appeler le « psychologisme » des médias.
Si on assiste à une telle stigmatisation des classes populaires, des femmes et des personnes racisées, c’est peut-être aussi parce que tou.te.s ces dominé.e.s redressent la tête, affichent colère et détermination, bousculent l’ordre établi… Face à celles et ceux qu’ils considèrent à nouveau comme « dangereux », les dominants ont un réflexe : tenter de faire croire que ce sont ces « classes dangereuses » qui constituent les nouveaux oppresseurs. Et les médias sont toujours prêts à leur emboîter le pas.
Que l’on songe aux gilets jaunes, traités sur twitter par Jean Quatremer, correspondant de Libé à Bruxelles, de « beaufs d’extrême-droite », « casseurs, violents, anti-Républicains, antisémites, racistes, homophobes… ». Les médias ont-ils fait preuve, un an plus tard, de plus d’empathie et de compréhension (n’allons pas jusqu’à rêver de solidarité !) vis-à-vis du mouvement social contre la réforme des retraites ? Certainement pas à en juger par les Unes successives du Parisien en quatre semaines : « Grève : le guide de survie », puis « La France fatigue », et encore « Le coût de la grève », avant d’évoquer « l’inquiétante radicalisation » du mouvement social Lien.
Vous avez dit radicalisation ? Si l’on en croit la Une de L’Express du 18 juin, interview d’Élisabeth Badinter à l’appui, celles et ceux qui dénoncent le « privilège blanc », se disent « racisé.e.s » ou encouragent le déboulonnage de statues contribuent à « la naissance d’un nouveau racisme ». Nombreux sont les médias à enfourcher ce cheval de bataille sans même définir les termes dont il s’agit : haro sur le privilège blanc (sans évoquer les passionnants travaux de ce courant de pensée) et virons (de l’université notamment) ces « décoloniaux » qui sont tous des « islamo-gauchistes ». Islamo-gauchistes ? Le mouvement décolonial est né dans les années 1980 de militants sud-américains proches de la Théologie de la Libération et critiques sur l’utilisation du terme « post-colonialisme » ! Mais peu importent les approximations, voire les erreurs. L’essentiel, c’est que le message passe. Et pour passer, il doit être simpliste : les nouveaux racistes, ce sont eux, ces soi-disant antiracistes !
L’assassinat de Samuel Paty a ouvert un boulevard à ces affirmations, qui épousent le discours du Front national depuis des années. Pourtant, en juin dernier, un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) pointait « les dérapages racistes qui ont occupé l’espace médiatique » et plus précisément « ce mouvement qui, au prétexte de la dénonciation des abus du politiquement correct, autorise une parole raciste, xénophobe, misogyne ou homophobe ? (…) Des propos discriminants, stigmatisants, voire racistes, sont régulièrement tenus par certains éditorialistes ou chroniqueurs, sans que la contradiction leur soit toujours portée » Lien. Une alarme relayée par de bien rares médias. Étonnant ?
Une mention spéciale au Figaro Magazine qui, dans son édition du 9 octobre, accueille Pascal Brückner : celui-ci, toujours obsédé par la « repentance », nous demande d’arrêter de nous excuser « face aux outrances de l’antiracisme et du féminisme ». Tiens donc ? Les dominants – et les médias – ont beau nous dire qu’ils ne comprennent rien à ces histoires d’intersectionnalité, cette Une montre qu’il n’en est rien, qu’ils font clairement le lien entre les différentes formes de la domination.
Sur le front du féminisme, le bilan médiatique n’est pas plus reluisant. En janvier 2018, suite au mouvement #MeToo, Marianne titre à sa Une « Libérons la parole des hommes ». Jacques Julliard nous le dit plus clairement dans son éditorial : « Que les hommes en soient réduits à se raccrocher au manifeste des 100, signé exclusivement par des femmes, en dit long sur la situation de chiens battus où les voilà réduits ! ». Voilà quelle serait la situation des hommes aujourd’hui : des « chiens battus », bâillonnés et réduits au silence. Vous avez dit « fake news » ? Lien
Le 28 juillet 2020, jour de la mort de Gisèle Halimi, « Les Informés de France Info » nous ont gratifié d’un autre moment historique. Trois hommes se sont relayés pendant cinq minutes pour nous expliquer en quoi le féminisme actuel trahissait celui de Gisèle Halimi, se transformant en une « misandrie » qui stigmatise les hommes et constitue une « perversion du féminisme ». Jusqu’à cette affirmation stupéfiante : « Le combat féministe, c’est d’abord un combat des hommes ». Merci pour vos avis péremptoires, les mecs !
Dans ce naufrage général, face à cette tendance à épouser systématiquement le point de vue des dominants, quelques médias tentent d’échapper à l’emprise. C’est à eux – médias alternatifs, web-reporters et autres lanceurs d’alerte – que l’on doit d’avoir enquêté sur les violences policières contre les gilets jaunes, ce qui a fini par sortir ce sujet du tabou imposé par les médias main stream durant de longues semaines. Un zeste de résistance qui pourrait devenir contagieux ? Le gouvernement semble le craindre puisqu’il n’hésite plus à dégainer l’artillerie lourde avec l’article 24 de sa loi « sécurité globale ». Les ministres prétendent qu’il ne s’agit pas d’interdire la prise et la diffusion d’images de policiers durant les manifestations, seulement d’éviter que celles-ci ne portent « atteinte à leur intégrité physique ou psychique » ? Difficile de les croire : à l’occasion même de la manifestation parisienne du 17 novembre contre cette loi, plusieurs journalistes ont été empêchés de filmer et l’un d’eux, employé à France 3, a été interpellé, placé en garde à vue et a écopé d’un « rappel à la loi » pour ne pas être parti lors de la dispersion.
Du jamais vu… Pourtant, lorsque la député La France Insoumise Clémentine Autain, interviewée par France Info le 21 novembre, évoque une « dérive autoritaire » du gouvernement, elle suscite chez son interlocutrice, la journaliste Myriam Encaoua, des yeux ronds comme des billes. Dérive autoritaire ? Allons donc… Encore une complotiste sans doute…
En tout cas, désormais les choses sont claires : si la soumission des uns ne suffit pas, on n’hésitera pas à casser les autres, les récalcitrants… Circulez, y a rien à voir !
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